Aujourd’hui, il n’y a rien de plus naturel que de se munir d’une feuille et d’un stylo pour consigner une idée, une pensée, ou simplement communiquer. Ce geste banal est pourtant un luxe récent, dont l’humanité n’a pu rêver pendant très longtemps !
De fait, se rend-on compte d’à quel point les matériaux et techniques d’écriture influencent le développement et la culture d’une société ? On n’écrit pas sur la pierre comme sur un parchemin, ou sur l’argile comme sur du papyrus. Une chose est sûre : depuis son invention, l’écriture est devenue l’une des activités fondamentales de l’être humain. Car pour diriger un État, tenir des comptes, enregistrer des archives, la communication écrite est essentielle.
Dans un article précédent, nous avons assisté à la naissance de l’écriture et compris comment les hiéroglyphes égyptiens ont engendré tous les alphabets du monde. Je vous propose désormais de vous pencher sur les technologies qui ont permis son émergence et son développement.
Le papyrus et le calame, premiers vecteurs de civilisation
Les Égyptiens avaient compris il y a plus de 5000 ans qu’une plante aussi modeste et endémique que le papyrus pouvait être travaillée afin de produire un support adapté à l’écriture. Le processus, bien connu encore aujourd’hui, est assez simple et prend environ 3 semaines. Cette plante offre également l’outil qui permet d’encrer ce matériau : le calame. Elle devint ainsi le fondement d’une civilisation qui aura perduré pendant plus de 3000 ans.
Qu’il s’agisse de conserver des prières et formules magiques, faire l’inventaire des moissons, élaborer un contrat commercial, transmettre les ordres de la hiérarchie, préparer l’édification d’un bâtiment, d’acter les décisions de justice, de rédiger un pamphlet contre le pouvoir, relater des victoires mémorables, conter des mythes et légendes… L’écriture s’est répandue dans tous les domaines de la vie quotidienne pour la première fois.
Car sur un papyrus, elle est aisée et rapide grâce à la structure horizontale et verticale des fibres de la plante : elle guide une écriture bien droite où les cursives se tracent sans effort. La composition de l’encre égyptienne, noire ou rouge, est assez complexe – ils utilisèrent même des techniques que les peintres de la Renaissance européenne redécouvriront des millénaires plus tard ! Le calame glisse presque sur la feuille, qui n’accroche pas l’outil. C’est important, parce que cela signifie qu’une grande quantité d’écrits peuvent être produits par un seul scribe en une journée – tant que la lumière est suffisante.
Qui plus est, les hiéroglyphes gravés sur les temples à la vue de tous sont assez proches du dessin et suffisamment explicites pour que leur sens soit compris de tous, du savant comme de l’inculte – mais il fallait être compter parmi l’élite instruite pour maîtriser la « parole divine », ainsi que les Égyptiens désignaient cette écriture (« hiéroglyphe » étant un mot grec signifiant « caractères sacrés gravés »).
Aussi, à mesure que Pharaon étend son influence sur le bassin méditerranéen, la demande en papyrus s’accroît considérablement. Son commerce fut sans conteste la plus belle prise de guerre de l’Empire romain quand il conquit l’Égypte en 30 avant J.-C.
L’expansion de Rome et le fondement de la civilisation occidentale
Pendant des siècles, le papyrus enroulé a symbolisé le livre romain : leur société vaste et complexe fonctionnait par l’écrit. Un livre, à l’époque, était bien plus court qu’aujourd’hui ; il correspondrait davantage à un chapitre actuel.
Pour comprendre le succès de la culture romaine, il faut savoir que l’alphabétisation n’était pas réservée à une élite : savoir lire et écrire était monnaie courante à Rome, même chez les esclaves qui tenaient souvent le rôle de scribe. Nombre d’entre eux recopiaient des livres pour leurs maîtres, par exemple.
Les matériaux abondants et communs étaient bon marché et à la portée de toutes les bourses. Cela a grandement facilité la propagation de leur culture et encouragé la création foisonnante d’œuvres et de copies d’exemplaires. Les nombreuses bibliothèques publiques étaient très fournies, se tenaient à la disposition des citoyens. Les étals des libraires avaient pignon sur rue et proposaient toutes sortes de livres, traités, recueils et autres poèmes par centaines de milliers.
Aussi, quand le contrôle de Rome s’affaiblit à la fin du IIIe siècle de notre ère, le commerce du papyrus en fut durement affecté. De moins en moins de livres furent publiés, les bibliothèques ont commencé à fermer.
La chute de l’Empire romain coïncide avec un changement de support d’écriture en Europe.
Pendant ce temps, de l’autre côté de la planète…
À la même époque, au IIe siècle pour être précis, les Chinois inventent une technologie qui bouleversera le monde durablement : le papier. Jusqu’à cette date, ils traçaient leurs caractères sur de la soie ou des petites fiches en bambou d’une seule ligne de largeur – ce qui explique qu’ils n’utilisaient pas de calame ou d’outil rigide pour écrire. Cette innovation devient un véritable secret industriel, un secret d’État qui sera jalousement protégé pendant 600 ans.
La recette ? Du bois de mûrier épluché, travaillé, cuit, broyé, trempé et façonné en une bouillie épaisse qu’on filtre à l’aide d’un tamis avant de mettre sous presse, puis qu’on laisse sécher. Les Chinois perfectionnent leur technique et produisent un papier d’une qualité exceptionnelle, qui devient le vecteur de leur civilisation. Il est si résistant que les Japonais l’intègreront plus tard à leurs éléments d’architecture intérieure, comme des paravents.
Encore une fois, les matériaux sont abondants, communs, faciles à travailler. On utilise un pinceau trempé dans une encre à base d’eau pour calligraphier des caractères qui n’ont rien d’alphabétique et dont les origines remontent à 1300 avant J.-C. Les formes produites sont souples, cursives, imagées, presque aériennes. Contrairement à l’alphabet latin, la calligraphie au pinceau exprime son art dans la forme des caractères eux-mêmes ; cela est dû aux propriétés particulières de cette surface d’écriture.
Mais ce n’est pas tout : afin de faciliter la reproduction à l’identique de textes (comme des décrets), les Chinois mettent au point la technique d’estampage et de sceaux, au moyen de blocs de bois : on y grave en négatif un texte et qui permet, une fois l’encre appliquée, d’imprimer à la chaîne de nombreuses copies. Ils venaient d’inventer le principe du tampon encreur, ancêtre de la presse de Gutenberg !
La production de papier a ainsi constitué une belle part de l’économie du pays : elle était destinée aux provinces de l’empire mais également aux califes islamiques, qui rêvaient de percer le mystère de ce support idéal…
L’âge sombre de l’Europe
Revenons en occident. Avec la déliquescence de l’Empire romain, le papyrus disparaît progressivement, remplacé par un nouveau matériau : le parchemin. Il s’agit d’une peau animale – de mouton, de veau ou chèvre –, longuement travaillée pour la rendre fine, blanche et presque translucide sous la lumière. On peut y écrire tant sur le recto que sur le verso.
Pendant 1000 ans, ce support d’écriture sera quasiment le seul utilisé en Europe. Il donnera naissance au codex, l’ancêtre du livre moderne. Le processus est long et pénible, il demande beaucoup d’efforts et finit par donner une grande surface utilisable qui permet de créer 8 pages. Aussi, pour fabriquer un seul volume, il faut abattre un grand nombre d’animaux – ce qui explique le prix ahurissant d’un seul livre.
Pour écrire sur le parchemin, on utilise aussi un morceau d’animal : une plume d’oiseau. Le principe est le même que le calame, mais la technique est différente. Le parchemin offre une surface précise qui permet un grand contrôle mais force une écriture lente : la plume résiste, ne glisse pas. Elle favorise des mouvements lents et prudents. L’encre y est siphonnée par les fibres presque comme un tatouage. À ce rythme, on ne peut écrire que deux pages par jour au maximum, au prix d’une grande concentration.
La nature de l’alphabet latin et les caractéristiques du parchemin ont produit des lettres régulières et répétitives. Ainsi, de nombreuses heures de travail venaient alourdir le prix déjà conséquent des matières premières. Un livre luxueux pouvait coûter l’équivalent moderne d’une maison entière dans une grande ville !
Comme il fallait plusieurs mois à un scribe pour terminer un livre entier, l’Europe tout entière ne pouvait bénéficier que de quelques milliers d’exemplaires, là où ils se comptaient par centaines de milliers sous l’Empire romain : l’accès à l’information devint donc très restreint. L’alphabétisation se perdit, elle fut réservée à l’élite qui avait les moyens d’acheter ou de fabriquer les codex. Les idées ne circulent plus.
Au même moment en Chine, il y a 1000 ans de cela, le papier était si abondant qu’on pouvait même se procurer des cahiers vierges ! Il suffisait de coudre les pages entre elles pour former un livre. En Europe médiévale, un tel support pour la culture était inenvisageable : chaque page était une ressource coûteuse et rare, et la production d’un codex était plus difficile. Il est certain que de nombreuses idées et pensées ont été définitivement perdues.
Ainsi, la bascule de l’antiquité au moyen-âge correspond à la bascule du papyrus au parchemin : d’un fort taux d’alphabétisation, à un très faible.
L’âge d’or de la civilisation islamique
Tout au long du Ier millénaire de notre ère, les Chinois élargissent leur empire oriental. Mais en 751, leur expansion est brutalement stoppée à la bataille de Talas, en Asie centrale, lorsque les forces du califat remportent une victoire décisive. Ils mettent un terme aux invasions et imposent l’islam dans la région ; mais surtout, ils capturent des papetiers chinois qui leur révèleront le secret de la fabrication de ces précieuses feuilles blanches.
Les arabes n’utilisent pas de pinceaux pour tracer leur alphabet, mais un calame un peu plus large que celui des Romains. Afin d’adapter le papier à leur outil, ils décident d’ajouter une nouvelle et dernière étape à la fabrication du papier : le polissage final des feuilles. Ils obtiennent ainsi une surface parfaitement lisse, idéale pour la calligraphie cursive de leur langue.
Dès lors, le processus de production du papier se répand dans tout l’Orient. Le monde islamique se mit à manufacturer des millions de feuilles de papier qui servirent de base au développement de leur vie religieuse, scientifique et culturelle : les cinq siècles qui suivirent connurent une effervescence intellectuelle exceptionnelle et sont aujourd’hui connus comme l’âge d’or de l’islam.
Les savants pouvaient partager leurs découvertes, les artistes leurs œuvres. Le résultat : d’innombrables découvertes en biologie, en médecine, en astronomie, en mathématiques… La science se diffusa plus facilement et plus loin alors que le moyen-âge plongeait le quidam européen dans une ignorance illettrée.
La Renaissance de l’Europe
Ainsi, c’est la civilisation islamique, elle-même héritière des Chinois, qui a transmis le papier à l’Europe lors de ses invasions au deuxième millénaire. Toutefois, cette matière ne parvint pas à convaincre tout de suite : le parchemin restait considéré comme le support le plus noble – et surtout le plus solide ! Car le papier était assez fragile en comparaison du parchemin, et l’on craignait que des livres en cette matière trop vulgaire ne s’abîment trop vite.
Il faudra attendre 1448 et l’idée géniale de l’Allemand Johannes Gutenberg : créer des caractères mobiles. Il s’agissait de multiples copies de petits blocs de métal de la forme de chaque lettre de l’alphabet latin, qu’on pouvait agencer dans l’ordre désiré par lignes horizontales. L’idée était d’accélérer et d’automatiser le processus d’écriture, en utilisant pour la première fois une encre à base d’huile pour mieux accrocher sur ses caractères métalliques. Le caractère mobile d’imprimerie typographique était né.
Pourquoi les autres civilisations n’y avaient-elles pas pensé avant ? Eh bien, contrairement au chinois ou à l’arabe, la forme simple de chaque lettre latine et le fait qu’elles sont clairement séparées les unes des autres au sein d’un mot permettent d’imiter l’écriture manuscrite gothique de l’époque. Il suffisait de répéter les mêmes caractères dans un ordre différent pour imprimer toutes les pages d’un livre.
Pour les lettrés d’antan, un livre devait forcément être manuscrit, et les plus beaux ouvrages richement enluminés. Le défi de Gutenberg fut donc de produire un livre qui ait l’air d’avoir été écrit à la main ! Cela a demandé de lourds d’investissements financiers. Aussi, il fallait que ce tout premier livre imprimé se vende facilement et puisse rivaliser en termes de perfection avec les anciens livres enluminés. Le choix se porta donc naturellement sur la Bible, le livre saint dont tout le monde voulait un exemplaire.
En quelques décennies, des centaines de presses à imprimer ouvrirent en Europe, fabriquant des livres par millions et opérant la transition vers le papier, bien moins cher et plus facile à produire. Pensez donc : en deux semaines seulement, un livre entier pouvait être imprimé en 1250 exemplaires, là où il fallait jadis une année complète pour en faire un seul manuscrit !
Comment l’alphabet latin s’est-il imposé dans le monde ?
Cette révolution n’eut pas le même succès dans le monde islamique : au lieu d’une écriture modulaire avec des lettres séparées, les scribes arabes avaient développé un style calligraphique élaboré dans lequel les lettres étaient liées les unes aux autres. Ces liaisons sont indispensables et rendent impossible l’impression à la chaîne via des caractères mobiles.
Aussi, il faudra attendre 1729, soit 200 ans plus tard, pour que la première imprimerie commerciale ouvre ses portes à Istanbul. Néanmoins, au bout de 20 ans, ces imprimeurs cessent leur activité car les caractères mobiles, même améliorés, n’ont pas la précision ni la qualité requises pour concurrencer la calligraphie manuscrite. Pour connaître le succès, il aurait fallu pouvoir imprimer un livre aussi demandé que la Bible en occident : le Coran. Malheureusement, cet exercice était rendu impossible par la complexité calligraphique de l’œuvre, et les lecteurs arabes se sont désintéressés de cette technologie.
Ainsi, au XVIIe siècle, la vie intellectuelle et scientifique européenne avait rattrapé son retard sur le monde islamique grâce à l’invention du livre imprimé. Ce fut l’alphabet latin qui permit la diffusion au plus grand nombre d’informations écrites, d’idées, d’innovations qui ont conduit directement à la révolution scientifique du XVIIIe siècle, puis industrielle au XIXe siècle jusqu’au monde d’aujourd’hui.
L’écriture, facteur fondamental d’unification d’un pays
Vous le voyez, chaque civilisation s’est bâtie sur son système d’écriture ; le commerce, les invasions, les échanges culturels ont permis aux techniques de voyager et de se perfectionner, donnant tantôt l’avantage à l’une, tantôt à l’autre. De tout temps, ils ont apporté un enrichissement mutuel qui n’a cessé de se métamorphoser au gré de la technologie, influençant également les langues parlées.
Nul doute que l’arrivée du papier en Europe a bouleversé toutes les strates de la société : avec lui, l’alphabétisation des masses, la possibilité de noter ses idées au lieu de les garder en tête, de raturer (jamais on aurait utilisé une feuille de parchemin hors de prix pour écrire un texte qui n’était pas déjà abouti), de penser différemment, de reformuler ses phrases, d’affiner sa pensée… Sans lui, Martin Luther n’aurait pas pu diffuser largement sa critique de la religion catholique et le protestantisme ne serait peut-être pas apparu. Sans papier, pas de tracts, pas de pamphlets, pas de pensée contradictoire, et même dans les arts : Michel-Ange esquissait ses croquis sur papier, comme Léonard de Vinci ! Le parchemin restait inaccessible. L’apport du papier à l’art, notamment aux arts picturaux, s’avère inestimable.
La Chine n’est pas le seul pays à avoir placé sa priorité sur l’unification et la standardisation de son écriture. Par exemple, pour la langue française, il aura fallu attendre le XVIIe siècle et le cardinal de Richelieu pour voir apparaître l’Académie française et son tout premier dictionnaire, qui définit encore aujourd’hui les normes du français moderne dans son édition la plus récente. Sa diffusion permit d’unifier et de standardiser la langue officielle du pays, et donc sa culture, afin de lui donner une cohérence, à une époque où de nombreux patois et variantes sont profondément enracinés. Sans l’impression sur papier, cette tâche aurait été impossible !
Alors, quand vous prendrez un livre en main ou que vous déciderez d’écrire avec un crayon ou un stylo, vous vous remémorerez à quel point le trésor que vous avez en main est le fruit d’une folle épopée intellectuelle et technologique qui a permis le développement sans précédent de notre espèce sur cette planète !
Si vous souhaitez plonger dans les détails de cette fabuleuse aventure que je n’ai fait qu’effleurer dans cet article, je vous conseille encore une fois le superbe documentaire L’odyssée de l’écriture que je vous ai résumé ici.
La prochaine fois, j’aborderai l’évolution de l’écriture dans notre ère moderne, et les implications sur nos cultures mondialisées.
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© Photos : Jean Bourdichon, La Sorbonne, Bibliothèque nationale de France, National Palace Museum de Taipei, Bibliothèque nationale de France, Kevin Eng, Pascal Faligot.