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Doit-on réécrire nos livres pour ne pas offenser les sensibilités ? 

Livres en feu
À l’heure où un projet français vise à interdire par la loi la réécriture des classiques par les « Sensitivity Readers », les opinions se crispent et s’affrontent sur une question vieille comme le monde : que faire des œuvres qui offensent les sensibilités ? Toucher aux œuvres que nous connaissons et apprécions, n’est-ce pas altérer notre patrimoine culturel ?

En tant qu’auteur, vous devinez que c’est un sujet qui m’intéresse particulièrement. Mais c’est un dossier complexe qu’on ne peut pas traiter sérieusement en trois paragraphes ; il mérite une analyse en profondeur afin d’écarter les poncifs et les a priori. Comme vous allez le voir, je ne suis pas certain qu’on puisse le trancher de façon aussi évidente qu’à première vue.

Tout d’abord, je vous propose de nous intéresser à ce nouveau poste qui fait couler tant d’encre : les sensivity readers, responsables désignés d’un nouvel ordre politiquement correct.

Qui sont les « Sensivity Readers » ? 

Les « lecteurs de sensibilité », en bon français, ont fait leur apparition autour des années 2010 aux États-Unis, alors que les discussions sur la diversité, l’équité et l’inclusion ont pris de l’ampleur dans l’industrie de l’édition et du divertissement. Ils sont engagés par un éditeur et relisent un texte avant publication, afin de s’assurer que ce dernier ne heurte pas leur… eh bien, sensibilité ! L’objectif n’est pas tant de lisser les aspérités d’un texte que d’éliminer les stéréotypes fallacieux, lui permettre de refléter au mieux leur propre réalité pour ne pas influencer négativement la perception d’autrui.

Le problème, c’est que ce rôle avait été jusqu’aujourd’hui joué par ceux qui sont censés endosser la responsabilité de leurs publications : les éditeurs. Avant d’être imprimé, un texte passe toujours par les fourches caudines des correcteurs afin de s’assurer de ses bonnes syntaxe, orthographe et cohérence. Bien entendu, un éditeur portera également une attention particulière au propos lui-même, quitte à demander à l’auteur de modifier son œuvre.

C’est pourquoi on peut légitimement se poser la question : qu’est-ce qui justifie soudainement le recours à un lecteur externe pour faire le travail qui a toujours incombé au professionnel ? 

Quelles sont les contraintes d’une maison d’édition ?

C’est un fait : depuis qu’ils existent, les éditeurs caviardent, modifient, abrègent, adaptent, traduisent les œuvres qu’ils publient. Ce phénomène n’est pas nouveau. Pourquoi ? Simplement parce qu’ils ne publient pas une œuvre d’art, mais un produit à vendre dans une économie de marché qui doit trouver son public. Parfois, il s’agit simplement de rester dans la légalité d’un cadre juridique qui évolue avec la société.

Alors, quelles sont les raisons pour lesquelles on décide de transformer un texte original ?

  • Mettre à jour son catalogue quand des œuvres tombent dans le domaine public ou pour les moderniser.
  • Céder à des impératifs marketing et publicitaires.
  • Soigner son image publique pour élargir ou cibler une catégorie de consommateurs.
  • Appuyer une idéologie pour des raisons de positionnement sociétal.

Voyons ensemble en détail ces quatre grandes raisons qui justifient habituellement la réécriture d’un livre.

Les nouvelles traductions

Ne soyons pas naïfs : les classiques étrangers n’ont pas tous été correctement traduits. « Traduttore, traditore » est une locution italienne célèbre, qu’on pourrait adapter en français par : traduire, c’est trahir. En traduction, on ne peut jamais respecter parfaitement le texte d’une œuvre originale. Le rythme, les expressions, les assonances et allitérations, la musicalité d’une langue, les régionalismes, les jeux de mots sont autant d’obstacles impossibles à franchir : le mieux qu’on puisse faire, c’est de l’adaptation pour rendre au mieux le sentiment provoqué par l’auteur et son intention.

Par exemple, Dracula de Bram Stoker est un classique de la littérature gothique, n’est-ce pas ? Écrit en 1897, ce n’est qu’en 1919 qu’il paraît en français avec de nombreuses erreurs… et en 2010 qu’il sort enfin en version intégrale dans une nouvelle traduction plus fidèle à l’original ! 

Ou même le classique de la piraterie, L’île au trésor de Stevenson, qui connut plusieurs traductions de qualités inégales, au texte plus ou moins intégral, avant d’arriver dans les librairies en 2018 dans une version plus créative et qui colle davantage aux dialogues fleuris des personnages.

Quant à l’œuvre de J.R.R. Tolkien, après l’omniprésence des traductions de Francis Ledoux pendant des décennies, c’est désormais Daniel Lauzon qui a revu intégralement les textes français de l’auteur, quitte à tirer un trait sur les noms familiers des héros et des contrées (par exemple, Bilbon Sacquet de Besace devient Bilbo Bessac-Descarcelle).

Pour Les Misérables de Victor Hugo, sa nouvelle traduction anglaise en 2008 par Julie Rose a été décriée par les puristes pour sa syntaxe trop moderne et la simplification du texte original.

On le voit, qu’il s’agisse de rapprocher une œuvre de l’original, de corriger les erreurs du passé, d’abroger une politique de simplification ou au contraire d’abréger un texte pour le rendre plus accessible à un autre public, les éditeurs ne se sont jamais privés de tailler dans les histoires ou de retravailler intégralement une traduction. Sans avoir besoin de recourir à quiconque.

Différentes éditions et adaptations du roman de Louis R. Stevenson.

La modernisation d’un récit

Une autre occasion de revenir sur un livre est purement marketing : moderniser un texte pour élargir sa cible et le rendre plus compréhensible par un plus large public.

Ainsi, on trouve facilement les romans de Jules Verne en édition abrégée et au vocabulaire appauvri.

Les nouvelles éditions de la série Le club des Cinq ont aussi été modernisées (on ne parle plus de télégraphe mais de téléphone portable) et expurgé du passé simple et de ses tournures jugées datées, elle se déroule désormais au présent et son ton est simplifié.

La plupart des œuvres classiques comme les pièces de Molière ont été réécrites pour une meilleure compréhension, car le français a beaucoup évolué depuis le XVIIe siècle…

Pride and Prejudice (Orgueil et Préjugés) de Jane Austen a été publié en édition annotée et modernisée pour aider les lecteurs à comprendre les tournures de phrases et le langage de l’époque de l’autrice.

Après tout, je le disais plus haut : une maison d’édition est une entreprise comme une autre, son but est lucratif. Ce qu’elle veut, c’est nous vendre ses livres. Aussi, s’il faut pour cela passer par une actualisation de son catalogue pour élargir son audience, quitte à saborder ou réorienter l’intérêt littéraire d’une œuvre, appauvrir le vocabulaire ou simplifier la syntaxe, elle n’hésitera pas. Car le problème avec un livre, c’est qu’il est définitif : quand vous l’avez, vous ne le rachetez plus. Or, une nouvelle édition permet de redynamiser le marché et d’accroître la visibilité dans davantage de bibliothèques et librairies.

La réécriture de l’histoire à but marketing

Une autre cas de réécriture est plus hasardeux, d’un point de vue éthique : changer le propos d’une œuvre pour l’aligner avec des objectifs marketing de vente ou de diffusion.

C’est ce que fait Disney à chaque conte qu’il adapte en long métrage ; les métaphores et leur portée symbolique passent à la trappe, les fins heureuses remplacent leur morale souvent funeste. Les maisons d’édition ne sont pas en reste : plusieurs ont publié, par exemple, des réécritures où Le petit Chaperon rouge ne se faisait pas dévorer à la fin mais échappait au loup.

On peut aussi évoquer les adaptations de bandes dessinées, notamment de super-héros, où l’histoire originale a été complètement bouleversée, voire trahie, tout comme Le Seigneur des Anneaux – Les deux tours porté à l’écran par Peter Jackson où l’on découvre un Faramir au caractère très différent et beaucoup moins noble que dans le célèbre roman.

Mais ces trahisons ne se justifient-elles pas, dans leur contexte ? Qui irait voir au cinéma un dessin animé où la fin serait tragique, alors qu’on cible un public enfantin ? Qui lirait à son enfant pour l’endormir une histoire qui se termine horriblement mal ? Comment adapter au cinéma la complexité de nombreuses histoires publiées sur une période de longues années en bande dessinées où tout est possible ? La psychologie d’un personnage droit dans ses bottes passe-t-elle aussi bien – et est-elle aussi crédible – à l’écran que sur le papier ? 

Quand il s’agit de vendre au plus grand nombre, ou d’adapter un scénario en conservant une cohérence et une crédibilité sur un nouveau média, les éditeurs et autres producteurs qui ont acheté les droits ne se gênent pas pour prendre les libertés qu’ils estiment nécessaires à leur succès financier (d’autant qu’ils sont conscients que les sujets controversés, tels le sexe et l’identité de genre, risquent de conduire à l’exclusion de certains titres des bibliothèques et programmes scolaires, ou à des boycotts).

La censure idéologique d’un propos

Dernier cas de figure, à mon avis le plus problématique : s’accaparer une œuvre et la dénaturer pour des raisons idéologiques, ou simplement couper un élément significatif de l’œuvre susceptible de déranger diverses sensibilités.

En 1890, Oscar Wilde subit une forte censure pour roman Le Portrait de Dorian Gray ; il faudra attendre 120 ans, soit 2011, pour en découvrir le texte intégral enfin publié par les presses universitaires d’Harvard. La raison ? Le puritanisme victorien ne supportait pas les passages explicites de la sexualité des personnages.

En 1983, les adaptateurs français du soap culte Dynastie doivent affronter le coming out de Steven Carrington auprès de sa famille. Il leur dit en anglais : « Je vais vivre ma vie comme je l’entends. Je suis homosexuel, papa. Je suis gay. Et je veux que tu le reconnaisses et que tu le dises. Allez, dis-le : « Steven est gay ! » ». Comment ont-il décidé de traduire ? Par « À partir de maintenant, je vais vivre à ma guise. Je ne suis pas comme vous tous, papa. Il faut me croire et accepter la vérité. Allez, dites ce que vous pensez. Allez, dites le, « Steven est malade » ». Il ne sera jamais fait allusion à son homosexualité, transformée en maladie.

Pensez-vous que les années 80 soient si lointaines ? Plus récemment, c’est le film Star Wars : L’ascension de Skywalker qui subit la censure dans certains pays : choqués par un chaste baiser lesbien, la séquence qui ne dure même pas une seconde sera discrètement expurgée du film pour ces territoires – qu’importe de trahir la psychologie de ces personnages et le message universaliste (et pour la première fois de cette saga, inclusif) du film, malgré les déclaration du réalisateur qui précisait « C’était important pour moi que les gens se sentent représentés dans le film ». Moins important que les enjeux financiers, visiblement.

À différentes époques, des statues grecques de nu masculin ont offensé la pudibonderie ; sous l’empereur Auguste peu avant notre ère, au XIXe siècle de l’Angleterre victorienne, en 2019 quand le Qatar voulait cacher le sexe des statues représentant les athlètes des Jeux Olympiques, ou aujourd’hui aux États-Unis où une institutrice s’est fait licencier pour avoir montré le David de Michel-Ange à ses élèves.

Jugé blasphématoire, Les Versets sataniques publié en 1989 valent à Salman Rushdie une fatwa islamique qui menace encore aujourd’hui la vie de son auteur, victime d’un attentat récent. Dans le même ordre d’idée, quel magazine se risquerait aujourd’hui à suivre les pas de Charlie Hebdo en republiant les caricatures religieuses qui lui ont valu une si funeste actualité ? 

Enfin, bien évidemment, l’adaptation et la traduction des textes religieux au fil des siècles, selon les besoins politiques des pouvoirs en place. L’exemple le plus récent ? Une déclaration du parti communiste chinois préconise la révision des versions chinoises des textes sacrés (comme la Bible et le Coran) – orientée dans un sens « convenable ». Après tout, qui maîtrise les textes religieux maîtrise la peur des croyants, une source de pouvoir formidable.

Les exemples de caviardage ou de traductions idéologiquement orientées sont nombreuses un peu partout dans le monde, depuis l’invention de l’imprimerie, et n’ont pas attendu des lecteurs à la sensibilité exacerbée.

Je suis moi-même auteur, et je vous propose sur ce site des histoires originales : plusieurs extraits de nouvelles (dont une en texte intégral, Le dur et le mou) ainsi que l’extrait de mon premier roman, Les Portes de Tzakatán. Jetez-y un œil (ou les deux !), et dites-moi si vous les avez appréciés ! ☺️

Quels risques induisent les réécritures ? 

Nous le voyons, le remaniement d’une œuvre littéraire classique ou moderne est chose courante depuis toujours, pour toute une variété de raisons.

Dans l’exemple du Club des Cinq, c’est-à-dire la simplification d’un texte pour le rendre « accessible » (notons que les textes en question étaient déjà accessibles, sans quoi ils n’auraient jamais connu le succès en premier lieu), le danger est évident : l’appauvrissement de la langue, du vocabulaire, du niveau de langage et de la syntaxe.

Or, l’intérêt de la lecture n’est-il pas aussi de s’ouvrir à la nouveauté, à d’autres points de vue, à d’autres histoires, à un autre vocabulaire ? C’est aussi un des propos d’un roman comme 1984 de George Orwell : en simplifiant la langue, on simplifie la pensée, on assèche le raisonnement et on finit par couper court à la réflexion, à s’offrir à toute manipulation. Quand on n’a plus les mots pour s’exprimer correctement, on cède à la violence.

On le sait, l’Histoire est écrite par les vainqueurs. À force de gommer les rugosités offensantes (comme les réécritures des classiques d’Agatha Christie ou de Roald Dahl), n’efface-t-on pas simplement les témoignages d’une époque révolue en travestissant le passé ? Oublier l’Histoire ou induire une distorsion de la réalité historique, c’est risquer de répéter ses erreurs, de perdre la compréhension du déroulement des évènements qui ont mené à la société actuelle.

Enfin, c’est faire peser sur les auteurs contemporains une épée de Damoclès qui mine leur créativité et les empêche de témoigner de leur réalité et de leur époque.

Quelles conséquences sur la créativité moderne ? 

L’autrice et journaliste américaine Lionel Shriver affirme dans The Guardian  : « L’angoisse constante à l’idée de heurter les sentiments d’autres personnes inhibe la spontanéité et enserre la créativité. » Le risque d’une uniformisation des œuvres, d’un lissage de la parole est réel. Bien entendu, il ne s’agit pas de donner libre cours aux élucubrations misogynes, homophobes ou racistes en tout genre sous couvert de « point de vue original » ; mais l’essence même de l’artiste n’est-il pas de provoquer ?

Provoquer une émotion, une réaction, une réflexion, une remise en question, un choc parfois. En perdant la diversité des points de vue, on s’achemine vers une ingérence dans la créativité artistique (ce que fait tout régime totalitaire quand il accède au pouvoir en persécutant les artistes et posant les bases de ce qui est acceptable ou interdit), une vision simpliste de la vie, qui se traduit inévitablement par la montée du complotisme, la remise en cause des faits historiques, l’abaissement du niveau de culture générale et la persécution.

Alors, certes, supprimer un mot dans un livre pour enfant ne mène pas nécessairement au totalitarisme. Mais souvenons-nous que tout voyage commence toujours par un petit pas. L’enfer est pavé de bonnes intentions.

La littérature est-elle encore considérée comme un art ? 

C’est la question qu’on est en droit de se poser !

Qui de sérieux songe aujourd’hui à retoucher La Joconde, L’origine du monde ou Le radeau de la méduse ? Qui suggère d’amputer les compositions de Mozart, Bach ou Ravel pour les rendre « plus accessibles » ? Qui propose de refaçonner les grands monuments ou les façades historiques pour les « actualiser » ? Alors, pourquoi la littérature, la sculpture et les arts vivants (théâtre et cinéma) sont-ils traités si différemment, comme s’il ne participaient pas d’un patrimoine culturel à conserver intact ? 

Peut-être qu’une des différences majeures consiste en ceci : ces arts nous parlent de notre rapport au quotidien et à notre corps. Et dans le cas de la littérature et des arts vivants, il n’y a pas d’originaux à acquérir : ils se vendent au grand public en de nombreuses copies et doivent générer des profits, comme n’importe quel autre produit de consommation. Avec toutes les contraintes que cela implique.

L’art doit-il choquer ou se montrer respectueux ? 

Toutes les formes artistiques ont suscité la controverse au fil du temps. L’architecture avec la pyramide du Louvre, la sculpture avec les nus, la peinture quand elle malmène les codes sociaux de son époque, la musique quand les compositions contemporaines transgressent les règles harmoniques traditionnelles, la danse quand Nijinski rompt avec les codes de la danse classique, la littérature quand elle outrepasse les frontières de la moralité convenue, le théâtre quand il malmène le pouvoir en place, le cinéma quand il repousse les limites de la pudeur institutionnelle…

En réponse, c’est souvent le pouvoir politique qui s’est mêlé des œuvres et des limites artisitiques à ne pas dépasser : le code Hays a sévi aux États-Unis de 1934 à 1966, ce qui n’a pas empêché les réalisateurs de redoubler de créativité pour raconter un sous-texte subliminal à leurs scénarios.

Existe-t-il seulement une œuvre d’art qui n’ait choqué personne ? N’est-ce pas la vocation intrinsèque de l’artiste de transgresser (remettre en cause l’ordre établi, surtout social, en questionnant sa pertinence), de provoquer (une réaction, un émoi, une réflexion), d’explorer l’obscénité (en questionnant les limites de l’acceptable)? Car, finalement, l’art est un point de vue subjectif sur le monde. Il n’est pas la représentation objective – est-ce seulement possible ? – d’une chose ou d’un être.

Quant à la notion de respect, elle est très variable selon les cultures. Mais la seule éventualité pour une société éclairée est la suivante : le respect ne se doit qu’aux êtres vivants. « Respecter » une pensée, c’est s’interdire d’en questionner la pertinence.

Or, les dogmes, les systèmes, les lois, les principes doivent toujours pouvoir être remis en perspective, éprouvés, dans une société saine qui souhaite le bien-être du vivant. Cela ne signifie pas que tout questionnement est nécessairement juste ; mais qu’il doit rester possible dans le respect des personnes – et pas des convictions abstraites, à qui ne s’adresse jamais le respect, sous peine de bannir toute critique.

Au final, la seule réalité est celle tangible de ce qui vit : vit-on mieux ? Vit-on moins bien ? Le reste est accessoire, production intellectuelle qui nous sert ou nous dessert. Ainsi, l’art vient nous placer face à ce que nous préférons parfois ignorer : il permet d’ouvrir le dialogue pour réfléchir ensemble.

Quelle dose de censure est acceptable dans le respect de la liberté d’expression ? 

Mais peut-on pour autant tout dire ? Jusqu’où peuvent aller les critiques ? Je l’ai dit, le respect s’adresse au vivant : il semble légitime d’écarter les invectives ad hominem, le harcèlement des personnes, le dénigrement des gens et de leur identité. Mais pourquoi s’interdire la critique de la pensée et des dogmes qui régissent nos vies ? 

À ce titre, la limite est bien sûr l’arsenal juridique de la société : diffamation, propagande, mensonges et révisionnisme, insultes, menaces, intimidation… Tout ce qui vise les personnes et à déformer la réalité des faits pour induire un biais de perception.

Prévenir et ménager les sensibilités également : les systèmes de contrôle parental, les normes ESRB et PEGI dans le jeu vidéo, le fameux autocollant « Parental Advisory » pour la musique, les pastilles TV de signalétique d’âge dans le coin de l’écran… 

On voit désormais apparaître une résurgence de pudibonderie avec certains mots remplacés par des bips sur les écrans, ou tronqués à l’écrit comme le titre français (sic) du livre My Dear F***ing Prince (Red, White, and Royal Blue en version originale) quand on n’ose pas assumer les mots qu’on choisit d’utiliser.

Même les humoristes ou les chanteurs ont parfois fait les frais d’une censure officielle sur les médias. Carlos aurait-il pu aujourd’hui chanter Tirelipimpon sur le Chihuaha, qui raconte : 

« Dans un palace en bambou,
J'ai rencontré Banana,
La fille du roi des vaudous, 
Qui m'a fait un truc extra ! 
Mais qu'est-ce qu'elle t'a fait, Banana ?
Tirelipimpon sur le Chihuahua »

C’est aussi une question hautement politique (pas ce que Banana a fait, mais plutôt qu’est-on autorisé à dire au grand public), et parfois ce sujet est pris à rebours, comme ce député Les Républicains Jean-Louis Thiériot, qui s’inquiète des réécritures d’œuvres littéraires dans le monde anglo-saxon, et a déposé en mai 2023 une proposition de loi « visant à protéger l’intégrité des œuvres des réécritures idéologiques ». Seulement, qui décidera de ce qu’est une « réécriture idéologique » ? 🤔

On le constate : les « sensibilités » ne sont pas seulement du côté des minorités, mais surtout de celui du pouvoir (et pas seulement lorsque c’était le Roi qui décidait de ce qui était publiable) ! 

Que se passe-t-il quand l’art ne choque plus personne ? 

Sans œuvres pour dénoncer l’abject, jeter une lumière crue sur une injustice, remettre en cause des principes désuets, enrichir la diversité des points de vue, élargir les horizons du quotidien quitte à bousculer les modèles établis, comment la société pourrait-elle évoluer ?

Pour autant, faut-il nécessairement chercher la controverse dans une œuvre d’art ? Par exemple, quand Agatha Christie ou Ian Fleming ont utilisé des termes tels que « nègres » ou « gitan », ils ne l’ont pas fait dans l’intention de blesser, choquer ou discriminer – ils ont d’ailleurs tous deux volontiers accepté certaines modifications de leur vivant. Alors aujourd’hui, est-ce une trahison d’effacer ou de remplacer des termes désormais considérés comme des insultes, dans la mesure où cela ne change pas l’intention de l’auteur ?

Personnellement, et dans ce cas précis, je pense qu’il serait bon d’effectivement actualiser les termes les plus problématiques (ceux qui sont discriminants) tout en ajoutant une note de bas de page pour mettre en contexte, qui spécifierait en toute transparence le mot original utilisé. Cela reviendrait à offrir au lecteur toutes les données pour forger sa propre opinion et comprendre le chemin parcouru depuis l’époque de ce classique. Une prise de recul qui amène une réflexion, une mise à distance critique.

Après tout, le texte original de Gone with the Wind (Autant en emporte le vent) a récemment été réédité en anglais afin de ne pas « en saper l’authenticité », mais avec un avertissement en préface sur des « éléments problématiques » comme la « romantisation d’une époque choquante de notre Histoire et des horreurs de l’esclavage ». Je trouve que c’est un bon compromis pour donner toutes les armes intellectuelles au lectorat sans le priver d’une réflexion nécessaire.

New York City, USA.

Au final, ne vaut-il pas mieux privilégier de nouvelles histoires plutôt que de modifier ce qui a déjà été fait ? 

Si nous trouvons une histoire problématique, pourquoi s’acharner à la modifier afin de la faire entrer dans nos critères modernes ? Ne vaut-il pas mieux la laisser de côté et se focaliser sur celles qui nous plaisent ? Au pire, s’il n’y en a pas, voilà une excellente occasion de les écrire : des milliers d’auteurs ne demandent que cela ! 

C’est le même principe que ce slogan que j’avais vu à New York : « si vous êtes contre le mariage entre personnes de même sexe, ne vous mariez pas avec quelqu’un du même sexe ». Voilà. C’est aussi simple que cela, et vous n’avez pas besoin d’aller fourrer votre nez dans les affaires de la voisine, qui a bien le droit de vivre comme elle l’entend. Comme le chantait également Maurice Chevalier « Si vous n’aimez pas ça, n’en dégoûtez pas les autres ».

Chaque époque apportera son lot d’offenses et normes sociales, et plutôt que d’écarter celles du passé d’un pudique revers de main, mieux vaut les recontextualiser afin de responsabiliser chacune et chacun.

Pour ma part, je pense que les modernisations d’œuvres sont un appel à la paresse intellectuelle : quand je lis Le tour du monde en 80 jours, je veux me plonger dans l’univers du XIXe siècle, découvrir sa syntaxe surannée, son vocabulaire exotique, apprendre de nouveaux mots. Voyager ! Le principe d’un roman est de nous transporter dans un autre monde, même s’il est contemporain ; aborder la réalité sous un angle inédit, avec les mots d’un(e) autre.

Et puis, tant mieux si des passages controversés permettent de discuter de sujets tels que le racisme, l’homophobie ou le sexisme avec les professeurs et les parents ; ce n’est possible que lorsque le texte d’origine n’a pas été modifié. C’est par la parole qu’on démine les terrains dangereux et qu’on développe l’empathie nécessaire à la prévention du harcèlement.

Quoi qu’on fasse, le monde réel ne correspondra jamais à la version idéalisée du monde que nous souhaiterions présenter aux enfants, ou à nos pairs. C’est l’occasion pour nous, adultes, de les aider à comprendre le passé, plutôt que de tenter de l’effacer.

Et vous, qu’en pensez-vous ?

© Photos : Getty Images, Cassowary Colorizations, Horst Tappe

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