Alors que notre espèce a vu le jour il y a environ 300 000 ans, les premières traces d’écriture connues remontent à seulement 5 000 ans. Jusque là, la transmission du savoir et des traditions n’était qu’orale : légendes, mythes, chansons ont rythmé l’histoire de l’humanité.
Qu’est-ce qui a motivé les humains de l’époque à inventer un système de transmission plus pérenne ?
Une histoire qui faillit ne jamais s’écrire
Pour bien comprendre, il faut se débarrasser de nos biais de perception modernes : l’humanité compte aujourd’hui près de 8 milliards de personnes (vedettes de télé-réalité comprises), et on a tendance à imaginer notre population extrêmement nombreuse au fil des siècles. Mais ce n’est pas le cas.
Il y a 70 000 ans (une seconde pour le temps géologique), notre espèce a bien failli disparaître à cause d’une terrible sécheresse ! En ces temps reculés, nous n’étions plus qu’environ… 2 000 sur toute la planète !
Oui, vous avez bien lu : l’équivalent d’un village de deux mille habitants, répartis sur la Terre. Ces deux mille personnes sont nos ancêtres à tous, huit milliards d’êtres humains, ce qui explique la pauvreté de notre diversité génétique actuelle.
Ainsi, il y a 5 000 ans (soit 65 000 ans plus tard), bien avant Michel Drucker (et même avant Cher), on estime la population humaine entre 5 et 20 millions d’individus répartis sur le globe – soit l’équivalent de la Finlande au Chili actuels.
Avec le développement sédentaire des villages, des bourgs, des cités-états, fut inventé un nouveau concept : l’économie. Les échanges de biens, d’artisanat et de matières premières se développèrent et il fallut bientôt trouver un système pour tenir les comptes.
Qui a inventé l’écriture ?
Ce furent les Sumériens en Mésopotamie qui mirent au point le premier système connu de comptes économiques, vers 3 500 avant J.-C. Il s’agissait, par exemple, de répertorier la vente d’une certaine quantité d’orge. Pour cela, on façonnait une petite tablette d’argile qu’on marquait à l’aide d’un calame, une tige de roseau taillée en pointe : une image pour signifier le produit (un brin d’orge stylisé, par exemple) et en face la quantité vendue, chacun dans sa petite case.
Le premier système d’écriture et de mathématiques vit ainsi le jour : on venait d’inventer nos tableurs modernes, n’en déplaise à Microsoft !
Pendant un temps, cette invention très pratique a perduré, s’est répandue et perfectionnée. Mais si cette méthode est idéale pour décrire les objets du quotidien, elle ne fonctionne pas pour les idées et tout ce qui reste conceptuel ; comme signifier les mots « justice », « loi » ou « liberté » ?
Le rébus à la rescousse
Il faudra ainsi attendre quelques siècles, vers 3 000 avant notre ère, pour observer une percée fondamentale : l’arrivée du concept. L’idée est alors de représenter une chose familière afin d’exprimer le son de sa prononciation.
Par exemple, si je veux écrire le son « M », je vais dessiner une représentation symbolique de la Maison afin de signifier au lecteur le premier son du mot. Cette méthode qui consiste à représenter un son par une image est appelé principe du rébus.
Coïncidence du calendrier – à croire que les idées sont dans l’air –, les Égyptiens font le même pas de géant en même temps : la palette de Narmer, sculptée en 3 100 avant J.-C., en témoigne. Cet artéfact raconte l’histoire du triomphe du Pharaon Narmer contre ses ennemis. On y trouve le premier rébus, un poisson chat suivi d’un burin.
Alors, ne l’imaginez pas armé d’un poisson-chat d’une main, et d’un burin de l’autre ; cet animal et cet objet ont ici évidemment une valeur symbolique, puisqu’ils se prononcent respectivement « nar » et « mer » en égyptien antique, donnant ainsi le nom du Pharaon.
Pour la première fois au monde, on venait d’écrire non pas une chose réelle, mais un son, un concept. La prochaine fois que vous verrez un rébus, vous saurez désormais que vous vous trouvez devant la version ludique de la toute première forme d’écriture humaine !
L’expansion de l’écriture
À partir de ce moment, ce principe du rébus se généralise en Égypte à l’aide des hiéroglyphes, le premier système structuré d’écriture au monde. Mais on le voit, il présente un sérieux inconvénient : comment savoir si le symbole de la maison représente la maison ou le son M ? Il a fallu trouver une parade : les déterminants.
Un déterminant est un symbole qui classe les mots en catégories pour expliquer comment lire un caractère. Un même signe peut donc signifier trois choses différentes : la chose représentée, le son qu’il suggère ou un signe déterminant la classe à laquelle il appartient. La grammaire puis la conjugaison venaient de naître, avec plus de 800 symboles à mesure que la langue se complexifiait.
Car ne croyez pas que la langue égyptienne de l’époque se résumait à de simples gribouillis enfantins sans perspective : elle possède sa propre grammaire, sa conjugaison également, ses marques de pluriel, de féminin, ses antépositions honorifiques, ses abréviations, une graphie adaptable en fonction de la place dont on dispose, trois orientations d’écriture possible, et une version cursive destinée à l’encre sur papyrus qu’on nomme démotique et une version plus sophistiquée, le hiératique.
Étonnamment, les Chinois feront le même cheminement intellectuel de nombreux siècles plus tard pour inventer leur écriture, ainsi que les Mayas. Un système de rébus avec des déterminants. Pourtant, aucune de ces trois cultures n’est jamais entrée en contact l’une avec l’autre ! L’écriture en général a-t-elle donc une origine commune ?
Oui. L’esprit humain. Tout semble indiquer que, indépendamment de notre culture, nous fonctionnons de cette façon : tout groupe humain qui aurait à inventer l’écriture utiliserait ce principe du rébus, et serait amené à imaginer des déterminants afin de dissiper les malentendus.
Comment est-on passé du hiéroglyphe à l’alphabet ?
Comme vous le savez, les Égyptiens de l’antiquité étaient de grands commerçants et de grands bâtisseurs. Ils engageaient notamment des travailleurs étrangers, et les immigrants étaient nombreux. Il se trouve que ces étrangers, parlant leur propre langue, ne lisaient pas les hiéroglyphes et n’en comprenaient pas leurs subtilités. C’est dans une mine de turquoise qu’on a découvert la clé de l’énigme.
Vers 1850 avant J.-C., des mineurs cananéens ont eu l’idée d’imiter le système d’écriture égyptien mais en l’adaptant à leur propre langue : par exemple, ils ont récupéré l’image signifiant « maison » en égyptien et qui se prononce « per », pour désigner par ce signe le son « ba » qui était le premier son du début de leur mot « maison ».
Pour écrire dans leur langue, ils n’avaient ainsi besoin que d’une trentaine de sons différents – et donc autant d’images. De cette façon, ils ont créé le tout premier alphabet : un minimum de symboles qui permettait de reproduire tous les sons, indépendamment de ce que leur graphie représentait.
À partir de là, tout s’enchaîne : les Phéniciens s’emparent à leur tour de cet alphabet selon le même principe, et le diffusent dans tout le bassin méditerranéen.
Presque toutes les lettres des alphabets latin, grec, cyrillique, arabe et autres sont ainsi dérivées des hiéroglyphes que les cananéens ont choisi pour représenter les sons de leur langue. Raccourcis, inversés, simplifiés au fil du temps et des cultures, ils ont donné les lettres actuelles de tous les alphabets du monde.
Sans ces travailleurs migrants illettrés qui ont eu cette idée de génie, qui sait ce que l’écriture serait devenue, et quel impact cela aurait eu sur le développement de nos sociétés ? Car, comme vous le découvrirez dans un prochain article, c’est bel et bien l’écriture qui a forgé chacune de nos sociétés actuelles.
Si le sujet vous intéresse, vous pouvez regarder ce passionnant documentaire L’odyssée de l’écriture qui vous plongera en détail dans la naissance de ce qui a permis le développement et la transmission de nos cultures.
La prochaine fois, j’aborderai plus en détail les techniques et supports d’écriture et comment ils ont contribué à façonner nos civilisations.
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© Photos : Le Louvre, Kristell Massol.