Des histoires. Des chansons. Un univers.

Le maughr

Vivre, c’est tuer. Mais lorsque l’acte est motivé par l’appât du prestige, il devient un meurtre méthodique.

Dès lors, l’engrenage des représailles ne peut connaître qu’une seule issue : la tragédie.

Vieux bateau à voile sur une mer immobile et brumeuse

Nouvelle

La proie n’est pas toujours celle qu’on croit.

Si l’océan se montre parfois indomptable, Jer’lym n’est pas femme à rentrer bredouille. Cette pêcheuse chevronnée, respectueuse de ses proies et des traditions, n’oublie jamais de rendre grâce pour ses trophées.

Mais ce que le prédateur appelle « respect », le gibier le nomme barbarie.

Il n’en faut pas davantage pour engager un duel dont le dénouement n’est peut-être pas aussi évident qu’à première vue…

Je vous dévoile les coulisses de ce thriller fantastique dans mon article Quand une pêche miraculeuse tourne au drame familial.

Extrait

La proue incisive du promontoire rocheux fendait les vagues salées, qui mouraient en écume lactée contre ses flancs obsidienne. La mer était mauvaise, ce matin.

Au loin, Jer’lym scrutait les spasmes lents et massifs de l’onde miroitante. Solidement cramponnée à la barre de son esquif, les embruns rugissants giflaient sa peau bronzée. Sa main libre collée sur le front, les yeux noirs plissés, elle restait à l’affût de la moindre nageoire dorsale, de l’ombre sous-marine la plus furtive. En vain. Maudit vent ! L’amplitude des vagues donnait du fil à retordre ; certaines parvenaient même à dérober fugacement les volcans des îles Xim’ba, à tribord.

Elle n’arriverait à rien, ici. Le grain n’était pas près de se dissiper – et, dans tous les cas, il aura fait fuir ses proies. Elle se décida à virer de bord pour s’enfoncer plus au nord.

Au nord.

Beaucoup l’auraient jugée téméraire, y compris parmi les pêcheuses les plus expérimentées ; mais qu’Outchenn l’emporte si elle revenait bredouille ! Par le passé, cela n’était arrivé que deux fois, et elle comptait bien ne jamais renouveler cette expérience humiliante. Quitte à s’approcher du Triangle.

Ce n’était pas très prudent, pour dire le moins. Les légendes marines regorgeaient d’histoires à dormir debout dans ce périmètre maudit, de brumes fantômes, de navires perdus à jamais, de navigatrices noyées ou de monstres abyssaux. L’année dernière encore, l’Audacieuse, qui devait traverser la zone, n’en était jamais revenue.

Bah ! Ces superstitions ne l’inquiétaient qu’à moitié. En vingt-trois ans de mer, elle n’avait jamais pu en vérifier la véracité, de près ou de loin. Quand on disparaissait, on s’était forcément noyée, voilà tout ; même les meilleures n’étaient pas à l’abri de l’accident – elle connaissait trop les caprices de l’océan pour se laisser abuser par de telles inepties. Des contes à faire frémir hommes et enfants restés à terre, rien de plus.

Au prix de laborieux efforts, Jer’lym manœuvra hors de la houle grondante – si la chance lui souriait, l’eau serait calmée à son retour. En attendant, elle avait encore une bonne distance à parcourir. Elle mit donc le cap sur le Triangle et ouvrit les collecteurs de Djâla.

Un banc de lutghors aux écailles dorées lui fit escorte, captivés par la coque translucide qui dispersait une lueur inhabituelle vers les profondeurs ombreuses ; toutefois, elle ne jetterait pas de filet ici – ces poissons ne valaient pas tripette.

L’archipel s’éloigna lentement derrière elle.

Profitant du calme revenu, elle vérifia de nouveau son matériel et en fit l’inventaire silencieux, en caressant machinalement une dent de son collier. Évidemment, tout était en ordre ; cette inspection n’était pas vraiment nécessaire, elle relevait davantage du rituel.

Cette technique de concentration lui était chère ; si, certes, les flots se montraient généreux, les vies prélevées au bénéfice du bien commun méritaient le respect – une mort rapide et digne. Car, selon l’adage : vivre, c’est tuer. Des animaux, des insectes, des micro-organismes, des microbes, des congénères parfois… À chaque moment, tout ce qui vit tue pour vivre et pour se défendre. Il convenait d’honorer ces sacrifices, volontaires ou non.

Le chatoiement des lutghors s’était éclipsé. Elle arrivait déjà au abords du Triangle ! Les préparatifs terminés, elle se hissa en hauteur et se mit aux aguets. Un voile gris s’abattait sur l’horizon septentrional qui fondait ciel et océan dans un même velouté cafardeux.

Il fallut patienter avant de distinguer à bâbord de fugitifs reflets qui moiraient la surface. Ils étaient là ! Ragaillardie par la promesse d’une pêche foisonnante, Jer’lym ne remarqua pas sa boussole dont l’aiguille saccadait une valse frénétique. Elle s’approcha en douceur du banc aux lueurs ondoyantes et nacrées, s’apprêta à larguer son filet lesté, quand soudain… Une tache flave attrapa son œil exercé. Plus loin, à tribord. Elle ne rêvait pas !

Lâchant son attirail, elle sauta sur le mât dont elle gravit prestement les traverses, le regard aimanté par cette macule aux tons topaze.

Des maughrs !

Instinctivement, elle porta sa main libre à son collier. Ces animaux-là crachaient un nuage jaunâtre quand l’euphorie les submergeait. Ils s’y repaissaient tant qu’il persistait.

Pas de temps à perdre. L’occasion était trop belle, elle n’avait plus pêché de maughr depuis tant d’années ! Sans cette encre caractéristique permettant de le repérer, il devenait insaisissable. De surcroît, il ne se laissait duper par aucun appât, ce qui expliquait son extrême rareté sur les étals et le prestige offert à qui les capturait. Dévorée par l’adrénaline, elle se rua sur la barre et se dirigea vers son nouvel objectif, oubliant le banc docile et insoucieux de sa fortune.

Filet et instruments de pêche dans un vieux bateau
Profitant du calme revenu, elle vérifia de nouveau son matériel et en fit l’inventaire silencieux.

La pêche au maughr exigeait précision, habileté et expérience ; ils nageaient toujours en couple, et seule la femelle abritait en son sein les précieux rejetons qui s’arrachaient à prix d’or. Sa chair adulte, toxique, ne valait rien ; son sacrifice était hélas nécessaire afin de récupérer les avortons avant que leurs muscles ne se gorgent de ce terrible poison qui les rendrait inconsommables.

Toutefois, nulle pêche ne présentait danger plus grand, une vigilance de tous les instants s’avérait indispensable ; leur puissance était réputée, la force seule ne suffisait pas à survivre à tel affrontement. Toutes celles qui s’y étaient frottées le savaient : la loi de la plus forte n’est qu’un mythe. Depuis l’aube des temps, ce n’est jamais la plus forte qui survit, mais bien celle qui s’adapte le mieux.

Une fois à distance convenable, Jer’lym s’avança prudemment, harpon à la main. La détermination de l’instinct primitif embrasait son regard vissé sur les imposantes silhouettes qui folâtraient sous la surface. De sa main exercée, elle brandit ce javelot au dard barbelé, dont la pointe était enduite d’un anesthésiant de son art, puis bascula légèrement son corps fin et nerveux en arrière. Elle se tint ainsi en parfait équilibre, figure de proue et fière et farouche.

Prête à frapper.

De longs instants s’écoulèrent sous les remous effervescents aux teintes sulfureuses, où s’ébrouait le couple insouciant. Brusquement, un premier corps surgit. Noir, luisant et musculeux, il fouetta l’étendue liquide de sa redoutable nageoire caudale – seule une pêcheuse chevronnée pouvait résister au réflexe de lancer l’assaut. La seconde d’après jaillit un appendice à peine moucheté de fauve, lancé dans la danse typique des femelles pleines. Telle une baliste, la tension accumulée dans les muscles de Jer’lym fut relâchée d’un coup sec : le long dard pénétra violemment sa cible dans un sifflement sinistre. En un éclair vermillon, la proie plongea dans l’immensité profonde tandis que le câble noué au harpon se déroulait furieusement. Jer’lym bondit sur la barre – dans l’eau, le sang visqueux teintait le trouble blond d’un orange pisseux.

Une fois atteinte la pleine longueur du câble, le flotteur qui le terminait virevolta, courut sur la surface pareil à un insecte fou et se noya. La pêcheuse, sur le qui-vive, le regard avide de la pirate fixant un trésor, se tint prête à fendre les flots dès sa réapparition. Il ne fut longtemps avant qu’il n’émergeât non loin et qu’elle ne le rejoignît hâtivement. Avec moult précautions, elle hala la bête inanimée jusqu’à la surface, toute vibrante d’excitation.

Le maughr s’offrait à ses mains victorieuses, dans une fine auréole carmin qui souillait l’onde. Elle ôta – presque tendrement – l’énorme écharde de son corps meurtri, le tourna sur le dos et l’arrima solidement à la coque à l’aide du filin tribord, emmailloté dans ce corset de chanvracier qui compressait son épiderme huileux.

Elle rinça son harpon et le remisa à sa place, puis vint palper le ventre de la bête. Elle put sentir les petits se tortiller sous ses doigts. Le temps était désormais compté ; si sa proie se réveillait, elle ferait facilement chavirer l’embarcation. Les maughrs étaient difficiles à tuer, leur graisse protégeait bien les organes vitaux. Le plus simple était de les saigner. Jer’lym savait quelles artères sectionner de manière à abréger le supplice – au moins, l’infortunée s’éteindrait dans les tréfonds indolores de l’inconscience.

Du carmin diaphane, l’eau vira au rouge vif et poisseux sous les convulsions sporadiques de la moribonde qui se vidait comme une outre. La pêcheuse gardait une main sur ce corps naguère puissant, les yeux fermés, tandis que la fragrance âcre de la mort marine viciait la brise chargée d’iode. Elle psalmodiait en silence les pensées mystiques qui accompagneraient sa prise dans l’au-delà.

Quand la vie eut quitté le glorieux animal, la pêcheuse se fit bouchère. D’un geste calculé, elle l’éventra de sa lame courbe, arracha les fines couches superficielles (qu’elle rejeta dans l’eau) puis dégagea les replis où se nichaient les rejetons. Quelle chance ! Elle en compta pas moins de six ! Un à un, prenant le temps nécessaire, elle les préleva, les plaça dans les bulles de confinement immergées sur la ligne de flottaison – il fallait à tout prix les garder en vie jusqu’au port, sans quoi ces efforts auraient compté pour rien.

Elle revint sur la carcasse encore tiède et entreprit de trancher une voie vers les vertèbres ; elle comptait bien conserver un morceau en souvenir de cette noble proie. Une fois taillé, l’os ferait une addition mémorable à son collier. Quel bel hommage à cette force de la nature ! Elle dut s’enfoncer jusqu’à l’épaule dans les chairs et les viscères avant d’en extraire son trophée.

Remontant le long des abats palpitants, elle poussa un cri de surprise : il y en avait un septième. Le jeune maughr baignait encore dans son sac amniotique.

Trop petit pour être vendu ou dégusté, assurément. Néanmoins, elle ne pouvait se résoudre à le laisser mourir dans le cadavre de sa mère. Que faire de ce bébé ? Au travers de la pellicule opalescente, il paraissait suffisamment vaillant pour rompre sa nacelle protectrice sous peu. Alors, il lui vint une idée. Mieux, une envie. Elle sectionna les membranes satellites et récupéra la poche intacte, qu’elle déposa dans un seau rempli d’eau avant de rincer ses bras ensanglantés.

Il était temps de rallier les docks.

Femme spectrale debout sur la mer dans la brume
Scrutant le gris laiteux, elle crut percevoir une silhouette sur la surface. Filiforme, haute, aux cheveux longs qui cascadaient sur ses hanches.

Pendant qu’elle libérait la dépouille de son étreinte et la rendait à l’océan, une plainte falote l’interpela. Un appel à l’aide ? Elle se redressa vivement.

La brume avait gagné l’esquif.

Absorbée par sa besogne, elle avait négligé la météo particulièrement changeante en cette saison ; à présent que l’ivresse du duel s’épuisait, elle revint à la conscience de son environnement. Le silence. La brise était tombée, même les vagues ne clapotaient plus sur la coque. Un mur gris s’avançait et déferlerait bientôt. Les langues éthérées tourbillonnaient en volutes glissant sur la surface morte de l’océan, elles léchaient déjà la coque.

Encore cette plainte. Un oiseau ? Impossible, à cette distance des terres.

Non, c’était une voix. Une voix de femme.

Elle venait du nord, à n’en pas douter. Scrutant le gris laiteux, elle crut percevoir une silhouette sur la surface. Filiforme, haute, aux cheveux longs qui cascadaient sur ses hanches. Comment cette femme pouvait-elle se tenir debout sur l’eau ? Dubitative, Jer’lym l’apostropha.

Pas de réponse.

Elle s’enfonça plus avant dans le brouillard et héla de nouveau. La silhouette avait disparu. Elle appela une fois de plus mais les sons s’étouffaient dans l’ouate vaporeuse. Derrière elle, un murmure ! Elle se retourna vivement. Personne. Rien ne bougeait. Les alentours n’étaient qu’immobilité grisâtre. À l’évidence, ses sens la trahissaient. Un mirage, un mauvais tour de son âme survoltée. Il n’y avait aucune embarcation à des lieues à la ronde.

Elle vira de bord et s’en remis à sa boussole. Malheur ! L’aiguille était devenue folle. Voilà bien le mystère du Triangle élucidé, de simples vapeurs capricieuses et autres aberrations magnétiques !

Son salut vint de ne s’être guère aventurée trop profondément en cette zone périlleuse. Gouvernant adroitement avant que la brume ne lui fît un cocon, elle se fia à son intuition nautique et au courant qui délayait le sang du maughr. Les doigts cotonneux faillirent à la retenir, elle s’en extirpa pour voguer plein sud.

Quand elle retrouva enfin dans son sillage les lueurs phosphorescentes des raies électriques, ces aigles des mers qui se plaisent à accompagner les marines dans leurs expéditions, elle sut qu’elle avait retrouvé la route vers l’archipel.

Elle ferait bientôt son retour au port.

Saurien dans un terrarium
Elle en avait oublié son vargan. Lui aussi, devait être affamé.

Dans son terrarium, la faim tenaillait le vargan. La chasse, les vastes étendues, le soleil rugueux s’évanouissaient dans ses souvenirs de jeunesse ; désormais, une cage invisible le séquestrait en cet ennui solitaire où les jours uniformes ne se comptaient plus. L’envie de parcourir ce sable trop frais à son goût le titilla, mais si le ventre était vide, à quoi bon ?

Il lézardait, là, immobile. Posé. Stable sur son morceau de tronc. Guettant la providentielle chute d’une nourriture tardive pour seule distraction.

La nuit était tombée quand Jer’lym rentra de la criée. Depuis son accostage, cette hallucination l’habitait. Cette femme aux cheveux longs qui – elle l’aurait juré – appelait à l’aide. Elle crut l’entrapercevoir dans la foule du marché, avant de se raisonner ; même si elle avait été réelle, elle n’aurait pu la suivre jusqu’ici. Pas sans bateau, pas sans se faire repérer, pas sans mouiller au port. C’était absurde. Non, elle avait besoin de repos après cette journée harassante, et de se remplir la panse.

Ah ! Elle en avait oublié son vargan. Lui aussi, devait être affamé. Elle lui jeta sa pitance et fila faire sa toilette.

(…)

Partagez sur

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *

Séparateur horizontal