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Accueil > Histoires > Fables de Tzakatán > L’étrange suicide du professeur Tamcún
Quand un professeur est retrouvé pendu dans son bureau, l’inspecteur Tzolba soulève d’embarrassantes questions.
Dans sa longue carrière, l’inspecteur Tzolba en a vu de belles – et ce professeur retrouvé pendu dans son bureau n’a pas de quoi l’émouvoir.
Mais si tous semblent pressés de confirmer son suicide, il reste cependant quelques détails troublants qui ne collent pas avec la simplicité apparente de l’affaire.
Au sein d’un prestigieux établissement qui a vu défiler tout le gratin politique du pays, est-il sage de sortir les squelettes du placard ?
Je vous dis tout sur cette enquête policière dans mon article Quand l’enquête d’un l’inspecteur menace un secret du passé.
La pierre était peinte du glyphe signifiant « coupable ».
Si elle n’avait été fichée dans sa bouche inerte, chacun aurait d’emblée conclu à un suicide : le cadavre pendouillait piteusement au bout d’une corde, une chaise renversée à ses pieds ballants. Sans aucune trace de lutte.
Feu le professeur Tamcún était raide comme un piquet.
On imagine l’émoi dans l’université de Kintzilzoal, plus connue pour l’excellence de ses promotions que pour le suicide de ses enseignants ! Ce fleuron de l’éducation rassemblait tout ce que Yutzil’Pahál comptait de jeunesse dorée venue étudier le droit ou la littérature. Dans ses amphithéâtres, ses salles de classe et ses salons feutrés était dispensée l’instruction la plus pointue en ces matières depuis plus de deux cent cinquante ans ; nombreux étaient les magistrats, avocats, mondains et autres éminents hommes politiques qui y avaient usé leurs plus belles années.
Aussi, la nouvelle fit-elle l’effet d’une bombe.
Tuyal Tamcún avait mis fin à ses jours.
« Quelle tragédie ! » pensèrent ses pairs, sous le choc de la rumeur qui se répandait telle une traînée de poudre. Dans la salle commune, la consternation le disputait à la stupeur torpide. Quand elle l’apprit, Mlle Nipnól, bibliothécaire, sembla soudain porter le poids du monde sur ses frêles épaules ; le regard vide, elle chancela dangereusement – Iztkin Baytzól, le principal, fut suffisamment vif pour la retenir.
« Quel soulagement ! » pensa ce dernier. Il n’aurait jamais espéré dénouement si favorable. Certes, les circonstances étaient embarrassantes et ils en seraient quittes pour plusieurs semaines de flottement – l’année serait perturbée, il allait devoir se dépatouiller d’un certain nombre de problèmes logistiques –, mais il se sentit délivré d’un fardeau inextricable. Il allait pouvoir souffler ! En attendant, il laisserait à M. Itcáb le soin de se soucier des candidats.
« Quelle guigne ! » pensa justement Balnác Itcáb, le doyen, qui avait prévenu les autorités et interdit l’accès au bureau devant lequel commençait à se réunir une masse d’élèves curieux. L’université n’avait pas besoin de pareille publicité ! Qui plus est, pendant les examens intermédiaires ; il allait falloir trouver en catastrophe un remplaçant digne de la réputation de l’établissement. En pleine année ! Quelle idée de se suicider ici et maintenant ! Décidément, ce Tamcún ne lui aura valu que des ennuis.
« Quelle aubaine ! » pensa le jeune Itch’bec Loán, qui redoublait sa dernière année. Il n’aura plus à supporter les mesquineries de ce vieux hibou, ses sautes d’humeur ni les injustices de sa partialité. Surprenant, qu’un type aussi retors en vienne à cette extrémité ; il était plutôt du genre à fourrer son nez un peu partout jusqu’à ce qu’il trouve de quoi tirer son épingle du jeu. Or, il fallait s’estimer vaincu par la vie, sans espoir – ou sans l’énergie – de se refaire pour s’envoyer volontairement six pieds sous terre : Loán l’avait imaginé d’une trempe plus combative. Bah ! Bon débarras.
« Quelle ironie ! », pensa l’inspecteur Tzolba. Il lui revenait à présent d’enquêter sur la mort de ce professeur en investigation criminelle.
Précédé par sa réputation de fin limier, il arriva sur place à la mi-journée – vers 10h30 – avec quelques gens d’arme. S’il était étranger aux sphères aristocrates et aux huiles du gratin, il savait pour l’avoir hélas côtoyée plus souvent qu’à son tour lors de ses enquêtes l’arrogance naturelle de cette élite décadente ; leur tropisme malsain vers l’entre-soi se faisait aisément le terreau fertile du crime et des malversations, généralement sous le couvert de cette abjecte impunité de caste.
Il fut donc accueilli par le doyen, qui ne manqua pas de toiser son long manteau défraîchi en s’attardant sur ses souliers bon marché, arborant la mine renfrognée du domestique contraint de servir un importun. Le cheveu et la barbe courts, blancs comme neige et soigneusement peignés, les mains derrière le dos dans son uniforme impeccable, tout chez lui exsudait la rigueur anguleuse d’un esprit roide.
Ensemble, suivis par trois officiers et un médecin, ils traversèrent la grande cour aux jardins symétriques.
— Ce sont les élèves qui l’ont découvert, il y a moins d’une heure, expliqua M. Itcáb.
L’inspecteur, dont l’air efficace et décidé faisait oublier sa faible claudication, sortit un calepin et un crayon en cours de route. Il apprit que le défunt avait donné un cours jusqu’à 8h25, dernière heure à laquelle on l’avait vu en vie. Son corps avait été découvert dans son bureau juste avant la pause déjeuner de dix heures par trois élèves.
M. Tamcún était marié à une certaine Hoya Nucnaál depuis de nombreuses années, on ne leur connaissait pas d’enfant. Retraité d’une belle carrière d’enquêteur public, on versait à son crédit de nombreuses élucidations de cas difficiles, y compris de certains dossiers non classés. Quand M. Itcáb lui proposa une chaire neuf ans plus tôt, l’attrait du prestige et de la nouveauté l’emporta aisément.
On fit place aux nouveaux arrivants, seuls autorisés à entrer dans la pièce sous les regards inquisiteurs des élèves que nul ne parvenait à disperser durablement. Tzolba tourna lentement autour du cadavre encore suspendu, crayonnant ses notes dans son carnet.
— Personne n’a touché à quoi que ce soit ? s’enquit-il.
— Non, nous avons immédiatement verrouillé la porte.
— Il est mort entre 8h25 et 9h45, si j’ai bien saisi. Où étiez-vous dans cette fourchette horaire ?
— J’ai passé toute la matinée dans mon bureau, certifia le doyen sur ton offusqué.
— Des témoins peuvent-ils le confirmer ?
Le doyen, inhabitué à rendre des comptes, eu un imperceptible mouvement de recul.
— M. Baytzól a profité de l’intercours pour m’apporter ses suggestions concernant la saison prochaine, déclara-t-il d’une voix qui trahissait la teneur de ses pensées envers son questionneur. Il devait être 8h30. Personne d’autre n’est venu me trouver jusqu’à… l’annonce.
L’inspecteur demanda à ce qu’on lui fournisse un plan de l’étage – une requête incongrue qui consterna Itcáb. Il releva ensuite l’adresse du défunt, quelques informations personnelles et les noms des derniers à l’avoir vu en vie. Un médecin décrocha ensuite le corps puis délogea de sa bouche la pierre peinte. Après un examen sommaire, la mort par strangulation fut confirmée ; aucune autre blessure visible ne vint démentir la thèse flagrante du suicide.
— Avez-vous remarqué un changement de comportement chez lui, récemment ? Était-il inquiet, nerveux, déprimé…?
Itcáb répondit du tac-au-tac.
— Pas plus que d’habitude, non.
— Il ne vous a pas fait part de problèmes particuliers ?
— Non. (Il hésita) On m’a bien rapporté dernièrement des tensions avec M. Baytzól, le principal, mais rien qui ne se soit réglé sereinement.
— Des tensions ? À quel sujet ?
— Je ne saurais vous renseigner, mieux vaudrait que vous lui posiez la question vous-même.
— En tant que doyen, n’êtes-vous pas censé être au courant de ce genre de choses ?
— Inspecteur, fit Itcáb d’une lippe condescendante, vous ignorez visiblement le fonctionnement d’une université. Mon devoir consiste à définir les programmes éducatifs, choisir l’équipe pédagogique et assurer un rôle de référent. Les contingences organisationnelles, comme la gestion du personnel ou autres subtilités administratives, sont assurées par le principal.
— Et pourtant, répondit Tzolba en ignorant sa morgue, c’est vous qui nous accueillez et non le principal de l’établissement.
— M. Baytzól a fort à faire dans les circonstances actuelles, vous pouvez certainement le concevoir. Je me suis dévoué pour cette fâcheuse mission.
— C’était très généreux de votre part. Mis à part cet incident, M. Tamcún entretenait-il de bonnes relations avec ses collègues, ses élèves ?
— Vous savez ce que c’est, les élèves sont rarement tendres envers leurs professeurs. Mais Tamcún jouissait d’une belle réputation, il savait se faire respecter. Ses cours étaient appréciés, malgré le manque d’orthodoxie de ses méthodes.
— Qu’entendez-vous par là ?
— Eh bien… Il enseignait l’art de l’investigation criminelle, je vous l’ai dit. Avant de devenir professeur, il avait résolu nombre d’affaires. Il aimait à répéter que l’expérience du terrain valait tous les livres du monde.
— Je vois. Ce n’était pas un rat de bibliothèque.
— Loin de là ! Il multipliait les travaux pratiques, se servait de dossiers réels ou fictifs de sorte à amener ses élèves à considérer tous les aspects de l’enquête. Il était particulièrement impliqué dans son travail. La nouvelle génération ne s’investit pas avec la même passion, je le crains.
Il ajouta, songeur :
— Il sera ardu de le remplacer.
L’inspecteur Tzolba suspendit son griffonnage et demeura pensif quelques instants.
— Tout de même. Drôle de façon de se donner la mort, vous ne trouvez pas ?
— Pas spécialement. Je pensais que les suicides par pendaison n’avaient rien d’extraordinaire ?
Tzolba enfila un gant puis brandit la pierre à la lumière, à hauteur de son regard affûté. Parfaitement polie, ovoïde, légèrement plus petite que le poing. Le glyphe rouge était encore frais.
— Certes. Mais rares sont les désespérés qui s’obstruent la bouche de cette façon en passant à l’acte. Et je n’ai jamais vu l’un d’eux se désigner « coupable » de quoi que ce soit par une mise en scène aussi macabre. La lettre d’adieu est un classique indémodable, simple et efficace. Pourquoi y déroger ?
Le doyen resta dubitatif, tendu dans son uniforme.
— Peut-être s’est-il dit qu’il pouvait faire d’une pierre deux coups, si vous me permettez l’expression, avança-t-il. Offrir à ses élèves une dernière énigme en quittant ce monde ? Il était très consciencieux, vous savez.
Tzolba le considéra d’un drôle d’air :
— Vous pensez ? N’est-ce pas un peu tordu, comme théorie ?
Le sourcil arqué, Itcáb eut un reniflement rogue.
— Je ne serais pas surpris. À ressasser continuellement les pires cas homicides des archives, peut-on rester totalement sain d’esprit ?
Un mot fit tiquer l’inspecteur.
— Il y passait beaucoup de temps ?
— Où cela ?
— Aux archives ? Vous me disiez qu’il était très impliqué.
— Naturellement, il faut bien préparer les cours, asséna-t-il comme une vérité première.
— Pour un homme de terrain tel que vous me l’avez décrit, fort de son expérience professionnelle, c’est intéressant.
— Vraiment ? Dans ce cas, vous aurez tout loisir de vous étendre sur ses préférences littéraires avec Mlle Nipnól, notre bibliothécaire.
Tzolba contempla le glyphe vermillon.
— Je me demande de quoi il s’était rendu coupable. En avez-vous la moindre idée ?
— Comment le saurais-je ? M. Tamcún ne se confiait pas aisément sur sa vie privée. Les professeurs ne me consultent que dans le cadre de leurs fonctions.
— Et vous avait-il… consulté ces derniers jours ?
— Non.
Arpentant la pièce, l’inspecteur examina une haute vitrine : elle contenait des objets divers soigneusement alignés. L’un d’entre eux manquait à sa place.
— Les pièces à convictions !
— Comment ? fit Tzolba en se retournant.
— Ce sont les pièces à conviction du professeur, expliqua le doyen en s’approchant. Sa « collection d’armes du crime », selon ses propres termes. Il s’en servait lors de ses démonstrations magistrales.
— La place de cette pierre devait être ici, hasarda Tzolba en désignant un espace vide. Le meurtrier…
— Le meurtrier ?!
— C’est le mot qui qualifie un assassin, oui, monsieur le doyen. Le meurtrier a dû l’en prélever avant d’y apposer ce fameux mot.
— Voyons, s’emporta Itcáb, le suicide ne fait aucun doute, inspecteur, on ne se pend pas sous la menace ! Pas sans se défendre, en tout cas ! Certes, cette pierre pose une énigme troublante, mais venant d’un excentrique tel que lui, je ne suis qu’à moitié étonné. Non, le cas est vite réglé, ne perdez pas votre temps.
— Ah ! Merci de votre aimable sollicitude, monsieur. Mais le temps ne se perd pas, il se consacre. N’enseignez-vous pas cela dans un de vos cours ? lança-t-il, taquin. Quoiqu’il en soit, meurtre ou suicide, c’est à moi de me prononcer sur le sujet.
Il ouvrit la vitrine et, sans les toucher, inspecta minutieusement chaque objet :
— Étrange.
Le doyen, qui cachait mal son impatience irritée, épia par-dessus l’épaule de l’inspecteur :
— Vous avez trouvé quelque chose ?
— Tamcún était méticuleux, n’est-ce pas ?
— Il était connu pour se montrer excessivement pointilleux ! Une déformation professionnelle, je présume.
— Voyez, tous ces objets sont exposés sous leur meilleur jour, disposés de façon précise. Pourtant, ce poignard-là est posé dans le mauvais sens. Je suis prêt à parier qu’on n’y trouvera aucune empreinte, pas même celles du professeur.
Itcáb réprima une grimace d’agacement :
— Vous chipotez, inspecteur. Il n’a pas été poignardé, aux dernières nouvelles. Peut-être avait-il ses raisons ? Peut-être ne comprenez-vous pas son idée d’une vitrine bien rangée ?
L’inspecteur se retourna et considéra son interlocuteur.
— C’est une possibilité, oui, concéda-t-il en lui souriant.
Tzolba rendit la pierre au médecin qui prit congé en emportant le cadavre, puis ôta son gant.
— Merci, monsieur Itcáb. Je ne vous retiens pas plus longtemps, un homme aussi éminent que vous a vraisemblablement pléthore d’importantes affaires à régler. Indiquez-moi seulement la classe assignée à M. Tamcún, je souhaiterais y entendre les trois élèves qui ont découvert le corps. Une à une. En attendant, je veux que ce bureau soit mis sous scellés, notifia-t-il à l’officier qui les avait accompagnés dans la pièce.
Le doyen obtempéra de mauvaise grâce.
— Une dernière chose : je vous demanderai de garder notre conversation privée. Cela inclut les hypothèses que j’ai pu formuler. Sommes-nous d’accord ?
— Cela va de soi, inspecteur.
La jeune Lazcá Hun’til fut introduite. Bouleversée, recroquevillée, elle errait en pensée dans un labyrinthe invisible dont elle n’avait pas le plan, s’exprimant en peu de mots, marquant de longues pauses au beau milieu de ses phrases. Tzolba éprouva une pitié toute paternelle envers cette jeune fille hantée par la vision du cadavre piteusement suspendu.
Voici en substance ce qu’il parvint à comprendre et qui fut confirmé en d’autres termes par ses deux amies.
Moins de deux semaines plus tôt, leur groupe travaillait encore sur l’affaire Kanach, une histoire de pots de vin ayant mal tourné qui avait jadis fait scandale. À la surprise générale, le professeur avait brusquement décidé de clore le sujet alors que leurs investigations venaient de commencer. Passionnées par ce dossier singulier qui avait fini en série de meurtres, les trois amies s’étaient beaucoup investies et ne comptaient pas tourner la page si facilement (elles devaient se montrer à la hauteur de leurs « prestigieux prédécesseurs », expliqua-t-elle). Sur leur temps libre, elles avaient donc poursuivi leur enquête à titre de hobby puis avaient souhaité soumettre au professeur leur progression. Le cours de Droit administratif – notablement assommant – sur le point de se terminer, les trois camarades s’étaient éclipsées discrètement pour aller trouver M. Tamcún juste avant l’heure du déjeuner.
— Personne ne vous a vues sortir de la classe ?
— Je ne crois pas, non. Nous étions assises près de la porte.
— Avez-vous croisé quelqu’un dans le couloir, ou sortant du bureau du principal ?
— Non, monsieur. Les cours n’étaient pas terminés, vous comprenez.
— Vous me dites que votre professeur avait prématurément mis fin à votre exercice. Était-ce dans ses habitudes ?
— Non. C’était la première fois.
— A-t-il justifié sa décision ?
— Oui. Il a expliqué qu’en conditions réelles, un supérieur pouvait vous dessaisir subitement de votre enquête, que c’était la vie. Qu’il voulait nous y préparer, car ça pendait au nez de chaque fonctionnaire sans crier gare.
Tzolba dut reconnaître la sagesse de ces propos, le cas de figure s’étant présenté plus d’une fois dans sa carrière. Elle ajouta, d’une voix lointaine :
— Il soutenait que ça pouvait nous détruire, si l’on ne parvenait pas à faire la part des choses.
— Il n’avait pas tort, mademoiselle. J’ai vu plus d’un collègue bousiller son couple ou sa sobriété, c’est un métier qu’on porte avec soi jusqu’au cœur du foyer. Voyez, il vous demande de suspendre vos recherches et vous y renâclez. Vous n’êtes pas encore entrée dans la vie active que, déjà, la frontière entre vie personnelle et études se trouble.
— Mais oui… fit-elle lentement en redressant la tête, le regard animé d’une lueur nouvelle. Vous avez raison. Il avait raison.
— Je vous enjoins à prendre au sérieux son avertissement, il était apparemment d’excellent conseil.
Rien de plus concluant ne se fit jour lors des trois entretiens : leur relation avec le défunt était bonne, elles comptaient parmi ses meilleurs éléments. À l’heure de la mort, elles se trouvaient en classe avec leurs camarades et n’avaient aucune raison de souhaiter sa disparition.
En sortant, l’inspecteur donna ses instructions à l’officier planté devant la porte :
— Que personne ne quitte cet établissement jusqu’à nouvel ordre. Je souhaiterais m’entretenir avec le principal et l’équipe pédagogique en milieu d’après-midi. Et avec la bibliothécaire. Oh, ainsi que les autres élèves du professeur.
Sur ces mots, Tzolba prit congé puis se mit en route vers le domicile du défunt.
Les étudiants accueillirent diversement la nouvelle ; Loán, qui redoublait sa dernière année, restait silencieux, le regard voilé – à l’instar de ses camarades de l’aile Ouest. Quant à Tal’kokol et Utch’il, formés aux railleries acerbes des âmes bien nées, le drame ne provoquait que leur curiosité morbide.
— C’est horrible de se suicider ainsi, miaula l’une des cadettes sur un ton tragique.
— Ne sois pas idiote, railla Utch’il. Tu as déjà vu quelqu’un se pendre avec une pierre en bouche, marquée « coupable » ? Pourquoi pas en se poignardant dans le dos, tant que tu y es ?
— Ça, c’est ce que Hun’til a prétendu. Moi je dis qu’elle invente pour se rendre intéressante !
— Et moi je dis qu’elle a vu ce qu’elle a vu ! reprit Utch’il sur un ton qui n’appelait pas de contradiction. Il a été assassiné.
— Assassiné ? s’indigna un jeune homme rondouillard. Mais ça n’a pas de sens ! Pourquoi voudrait-on le tuer ?
— J’ai bien une bonne demi-douzaine de raisons en tête, fit rêveusement un grand chevelu dégingandé.
— Au lieu de perdre notre temps à bavasser, c’est l’occasion de mettre en pratique ce que nous avons appris, fit Tal’kokol en haussant les épaules. Je suis certain que nous pouvons faire mieux que cet inspecteur à la noix – vu sa dégaine, je serais surpris qu’il ait décroché son diplôme de fin de cycle.
Il récolta quelques regards réprobateurs et d’autres acquiesçants.
— On ne devrait pas se mêler de ça, prévint Loán qui sortit de son mutisme.
Utch’il s’approcha de lui comme le serpent d’une proie :
— Ben alors Loán, tu te sens pas à la hauteur ? T’as besoin d’une troisième année ?
— Moi je crois surtout qu’il a des choses à cacher, fit une jeune fille à l’allure précieuse et l’œil teigneux.
— C’est vrai, c’est toi qu’il a convoqué dans son bureau, la semaine dernière ! Il paraît que ça a pas mal gueulé… C’est toi qui l’a refroidi ?
— N’importe quoi ! Et puis laissez-moi tranquille ! cracha-t-il en jouant des coudes vers la porte.
— Où tu vas comme ça ? On nous a interdit de sortir d’ici !
Arrivé au mur opposé, il s’y adossa et se laissa tomber à terre.
— Si je l’avais dézingué, le vieux, on l’aurait pas retrouvé. C’est pas une pierre, que je lui aurais fichu dans son sale bec.
La lueur sinistre de son regard et son ton glaçant les déconcertèrent tous.
— Et Baytzól ? risqua une étudiante aux traits disgracieux après un silence gênant. Il a fait un sacré esclandre la dernière fois. Tout le monde les a entendus malgré la porte fermée.
Tal’kokol se gratta le menton d’un air pensif :
— Baytzól… Il en aurait été capable, je pense, mais de là à impressionner le vieux suffisamment pour le faire monter sur une chaise et l’obliger à se mettre la corde au cou…
— C’est vrai, admis Utch’il en croisant les bras. Comment forcer quelqu’un à se tuer de cette façon ? La menace ? En tout cas, il aurait été incapable de le hisser seul pour simuler une pendaison, c’est sûr !
La plupart se prit au jeu et y alla de sa théorie, de la plus farfelue à la plus macabre. Qui évoqua un poison foudroyant, qui une reconstitution ayant mal tourné. Hun’til et ses deux amies les rejoignirent une à une sans participer au débat, prostrées, plongées dans le même état d’affliction hébété, refusant de livrer les détails de leur interrogatoire.
M. Tamcún vivait avec son épouse, Hoya Nucnaál, dans un beau quartier de Kintzilzoal – une des grandes métropoles du pays, à mi-chemin entre la capitale et le grand lac du Lákincoatl. Depuis l’université blottie contre la périphérie nord, il fallait franchir le fleuve qui traversait la ville avant de rejoindre les lotissements cossus qui fleurissaient au sud.
L’inspecteur Tzolba se présenta au domicile du défunt et se fit le héraut de la funeste nouvelle. Distinguée, entre deux âges, elle portait la beauté sévère d’un automne languissant. Son impeccable chignon surplombait un visage harmonieux aux petits yeux incisifs, qui témoignaient d’une grande vivacité d’esprit.
Généralement, en de pareils cas, on observait chez le ou la conjointe l’une des deux réactions suivantes : un déluge de larmes noyant un déni forcené de la réalité, ou l’abasourdissement digne d’un coup de massue. Mme Nucnaál n’entra dans aucune de ces deux catégories.
À la funèbre annonce, son regard se perdit dans le flou.
— Comment est-ce arrivé ?
— Il semble s’être pendu dans son bureau. Je suis navré, madame.
Elle se détourna et invita son hôte à s’asseoir pendant qu’elle servait le thé, silencieuse. L’inspecteur ne la quitta pas des yeux et ajouta :
— Bien que le suicide soit la piste privilégiée, je dois vous faire part de ma réserve : certains détails peuvent suggérer que votre époux a été assassiné.
Elle laissa retomber bruyamment la théière qu’elle tenait en main. Après un instant, elle lui fit face.
— Oui, inspecteur, fit-elle avec l’assurance froide du convaincu. C’est un meurtre.
Elle s’était métamorphosée : de cette prestance aux accents de noblesse ne restait qu’une ombre vacillante au trouble équivoque.
— Qu’est-ce qui vous fait…
— C’est moi qui l’ai tué.
Elle se laissa tomber sur le divan.
Tzolba resta interdit.
— C’est moi qui l’ai tué, répéta-t-elle.
— Madame… balbutia Tzolba, interloqué. Pouvez-vous m’expliquer ?
Elle reprit lentement, pesant chaque mot :
— Notre couple traverse… traversait des heures difficiles. Tuyal était… différent. Je ne le reconnaissais plus. Plusieurs fois, il a découché sans donner d’explication. Il y avait une autre femme, c’était évident. J’étais dans tous mes états, vous comprenez, on n’inflige pas ça à son épouse !
L’inspecteur l’écoutait intensément, l’invitant du regard à continuer son récit.
— Tout a commencé il y a moins d’un an. Neuf ou dix mois, peut-être. Au début, les signes étaient subtils. Mais les choses se sont rapidement dégradées. C’était un homme obsessionnel, voyez-vous. Quand il avait une idée en tête, il était inutile de discuter avec lui ! Je ne supportais plus ses sautes d’humeur, son éloignement, ses changements brusques d’attitude. Un jour il était distant et absent, le lendemain il se répandait en mots d’amour écœurants. Ces deux dernières semaines ont été les pires. Il n’était plus lui-même. Il ne dormait plus, il était devenu exécrable. Il se retranchait derrière de soi-disantes difficultés à l’université, prétextait des querelles avec ses collègues. Mais je n’étais pas dupe. Une femme sent ces choses-là, inspecteur. Je m’étais voilé la face trop longtemps, à espérer que tout rentrerait dans l’ordre. Il a fini par avouer l’évidence : il entretenait une liaison avec une de ses collègues. Depuis des mois !
— Vous a-t-il révélé son identité ?
— Non. Il a toujours éludé la question.
— Vous souvenez-vous quand cette discussion a eu lieu ?
— Évidemment. La semaine dernière. Je l’ai mis face à un ultimatum : c’était elle ou moi ! Je vous assure, inspecteur, à ce moment précis, j’aurais pu le tuer de mes mains ! Il a dit qu’il ne voulait pas me quitter. Que j’étais la femme de sa vie. Il m’a promis de mettre fin à cette… cette… passade. Mon dieu, qu’ai-je fait ! se lamenta-t-elle en plongeant son visage dans ses mains jointes.
Résistant au flot des larmes, elle se ressaisit devant l’inspecteur, un air de dignité retrouvé.
— Il y a trois jours, il était manifeste qu’il n’avait pas cessé son manège. Nous avons eu une terrible dispute. J’ai commencé à faire ses bagages, je ne voulais plus le voir dans cette maison. Il m’a suppliée, s’est traîné à genoux, m’a assuré qu’il allait la quitter, que je devais le croire. Je n’ai pas écouté. Le temps des concessions était révolu, je suis restée intransigeante.
— Vous l’avez mis dehors ?
— Oui.
— Savez-vous où il a passé ces deux dernières nuits, si vous ne l’avez pas revu ?
— Non. Sûrement chez sa pintade, je suppose. Ou à l’hôtel. Ce n’était pas mon problème. Il n’avait plus rien à voir avec l’homme que j’avais épousé. Il se montrait… si faible. Il a même menacé de se suicider si je le quittais.
— Ce genre de chantage n’est pas exceptionnel dans ces situations, madame.
— Vous ne comprenez pas, vous êtes un homme, protesta-t-elle en se relevant. Je l’ai lu dans ses yeux, il était sincère. Je vous assure qu’il pensait chacun de ces mots. C’était moi qu’il menaçait à travers lui : il me rendait seule responsable de sa vie ou de sa mort ! Le lâche ! À quel avenir me condamnait-il par ce choix impossible ? Devais-je me résigner à rester malheureuse ma vie durant ou endosser la culpabilité de son suicide ? Quelle ignoble responsabilité ! Après trente-sept ans de mariage, en arriver là ? Je crois que c’est à cet instant que je suis arrivée au point de rupture, le vase était plein. Je n’éprouvai plus que du mépris envers lui. Il était hors de question que je cède. Quand on aime quelqu’un, on ne le met pas face à un choix si cruel !
— Comment avez-vous réagi ?
— Comment vouliez-vous que je réagisse ? J’étais furieuse.
Elle se rassit, les mains sur les genoux :
— Je lui ai dit de se tuer, murmura-t-elle. De se jeter dans la Kulkatancál ou de se pendre, pourvu que je n’aie plus jamais affaire à lui. Qu’il ne méritait rien d’autre. Je lui ai dit que s’il ne le faisait pas, s’il n’arrivait pas à choisir, je demanderais le divorce, garderais la maison et le saignerais jusqu’au trognon. J’ai été… odieuse. J’étais dans un tel état… Si je ne m’étais pas retenue, je ne sais pas de quoi j’aurais été capable.
Un silence lourd suivit l’aveu.
Elle vissa ses yeux dans ceux de l’inspecteur avec gravité :
— Vous comprenez ? Vous me dites qu’il s’est pendu ce matin. C’est bien un meurtre, inspecteur. C’est moi qui l’y ai poussé. L’assassin, c’est moi.
(…)