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L'expédition

Parcourez ce journal qui consigne par le menu les découvertes d’une archéologue partie sur les traces d’une civilisation disparue.

Dans cette expédition, un spécialiste de la survie en milieu hostile et un garde du corps ne seront pas de trop.

L'expédition

Nouvelle

On trouve souvent ce qu’on ne cherche pas.

Qui n’a jamais rêvé de découvrir au détour d’un chemin les traces majestueuses d’une civilisation disparue ? De cartographier des terres inconnues, de dévoiler les secrets enfouis par une végétation exubérante ?

Ah ! Si seulement cette faune primitive n’avait pas pris possession de ce territoire…

Indiana Jones n’est pas le seul à s’enfoncer dans la jungle au cours d’aventures inattendues : feuilletez le journal de cette archéologue sur les traces d’une cité légendaire.

Je vous présente cette aventure exotique dans mon article Tout sur le carnet de voyage d’une imprudente archéologue.

Extrait

Jour 42

En arrivant à Gar’filbec, par-delà les monolithes aux concrétions adamantines, je n’aurais pas imaginé consigner autant d’illustrations en annexe de mon récit. Je commence donc ce deuxième volume de mon journal de voyage où je continuerai à détailler du mieux possible à chacune de nos haltes mon étude de la civilisation innonéenne et de ses descendants.

J’espère que vous ne tarderez pas à recevoir le premier tome ; les tensions actuelles dans l’archipel Chikincayá compliquent terriblement le trafic maritime – elles nous ont coûté une bonne semaine de retard sur notre calendrier.

Aujourd’hui, nous avons atteint l’orée nord-ouest des grandes jungles de Balab’yalic. Je dois admettre que le spectacle est pittoresque ; la canopée culmine à des hauteurs qui forcent la modestie. Et je dis bien « des hauteurs », car elle ne s’étend pas telle une simple chevelure émeraude qui ondoie sous le vent. Imaginez plutôt un océan déchaîné à perte de vue, avec ses creux et ses vagues immenses brisées par des écueils aux pitons aventureux.

En remontant le fleuve vers cet horizon viride, nous avons pu en apprécier l’étonnante complexité. Les ramures s’y épanouissent dans une explosion de nuances olivines et pistaches, luisent d’agate ou d’anis par touches éparses. Elles poudroient de céladon métissé de sauge sur de nombreux niveaux qui s’élèvent en mésas de jade obscur, se creusent en vallées aériennes, s’échelonnent vers les cieux en escaliers gris-bleu ou retombent en cascades dans un camaïeu de bruns et de bistre. Le contraste avec les ocres rouges, profonds et lumineux, des étendues arides que nous venons de quitter est saisissant.

Nous avons débarqué en fin de matinée. Le vent est chaud en cette saison, je commence à me demander si nous n’aurions pas mieux fait d’attendre quelques mois avant de nous embarquer dans cette aventure. Ainsi, l’ombre promise par la lisière fut la bienvenue sous les rayons déjà mordants. Dire qu’il nous faudra ensuite retourner cuire sous ce soleil de plomb ! Je ne suis pas pressée.

Dans cet estuaire, seule une piste entretenue évoque une trace de civilisation ; elle s’engouffre dans les sylves labyrinthiques en contournant les mangroves. C’est là que notre guide nous a quittés et incités à la prudence, l’autorité de l’empire n’ayant pas encore pénétré ce bastion végétal. Il fut question des tribus et villages indépendants disséminés dans ce territoire inexploré, mais également de la faune sauvage qu’il abrite – en particulier des derniers mégasaures carnassiers du globe.

De toute façon, nous n’avons pas prévu de nous enfoncer trop profondément dans cet écheveau (cela prendrait des semaines de le traverser d’ouest en est !). Nous le longerons plutôt jusqu’aux prairies du sud-ouest – voisines des fameux marais à l’écosystème si particulier –, avant de parvenir aux grandes oasis qui bornent le désert méridional. Ce dernier, comme vous le savez, constituera l’étape ultime de notre expédition. Je languis d’y trouver les vestiges de la fameuse cité perdue !

Je comprends mieux à présent la profondeur de votre enseignement, en particulier votre devise « l’archéologie est une science de terrain, les livres ne sont qu’un socle sur lequel bâtir sa propre expérience » : je crois avoir déjà plus appris ici en quelques semaines qu’au cours de ces six années d’étude !

Jungle et point d'eau
Comment le désert peut-il côtoyer un écosystème d’une telle luxuriance ?

La nuit tombe brutalement par ces latitudes. Nous avons installé notre campement près de trois arbres immenses ; dressés en vigies immobiles, leurs piliers torsadés sont d’une épaisseur peu commune. Même en enlaçant leur tronc à deux, nos mains ne se rejoindraient pas ! Ils se couvrent d’une mousse bleuâtre sur leur face tournée vers la jungle, qui jaunit et se chamarre d’orange sous les premières branches hautes. J’en ai prélevé plusieurs échantillons, je suis certaine que Drastéa appréciera de les étudier. Ces géants abritent une futaie où des arbrisseaux rougeâtres tentent vaillamment de se faire une place.

Les fougères arborescentes, elles, abondent et côtoient des plantes aux longs tubes épineux, garnis de feuilles lustrées dont certaines sont si amples qu’on pourrait s’en servir comme sacs de couchage ! Çà et là, entre les touffes d’herbes folles et les couvre-sol ligneux, poussent de longues fleurs en cornet qui dégagent une chaleur surprenante ; leur rouge vif s’embrunit dans le secret de leur trompe et se hérisse de fins poils lie de vin jusqu’à leurs fines étamines pourpres. Les senteurs se mêlent à la fragrance de la terre humide – je ne m’attendais pas à baigner dans un parfum si entêtant. C’en serait presque rafraîchissant si l’atmosphère n’était pas devenue si moite ; comment le désert peut-il côtoyer un écosystème d’une telle luxuriance ? C’est chose bête à dire, mais la diversité de la nature ne cessera jamais de m’étonner.

Malgré l’absence de vent, tombé à la mi-journée, les branchages sont agités d’une onde subtile et sporadique. On y perçoit les vagissements langoureux d’une faune invisible, si l’on prête l’oreille, couverts par le chant ininterrompu des insectes. Il en est un, particulièrement, qui m’agace au plus haut point – une stridulation sur une note unique, aiguë, exaspérante, qui rend la concentration ardue. J’ai dû fureter pendant une bonne demi-heure dans l’espoir de le faire taire, en vain ! Dans cette battue, je suis tombée sur des espèces insectoïdes que j’aurais préféré ne jamais découvrir… J’en serai probablement quitte pour bien des cauchemars, vous me pardonnerez de n’en faire aucun croquis. Des bosquets mouvants ainsi qu’un brame grave et profond, dans la distance, m’ont dissuadée de m’aventurer plus avant. Nous sommes loin du calme que nous avons quitté.

Parfois, le cri – devrais-je dire le hurlement ? – d’un oiseau parvient à prévaloir sur ce brouhaha. Rahím dit avoir observé des chauves-souris diurnes chasser des libelloptères. J’aurais aimé voir ça. Ces derniers pullulent dans les mangroves locales et mieux vaut ne pas se trouver sur leur trajectoire : mon front encore bleui en a fait l’amère expérience ! M’aurait-elle heurtée plus bas, la bestiole m’éborgnait ! Je tiens les insectes en horreur. Entre les moustiques et les hordes bourdonnantes, la vermine rampante et grimpante, les parasites polypodes qui échouent dans mes cheveux, il ne se passe pas quinze minutes sans que je pousse un cri d’effroi (ce qui amuse beaucoup Wadi).

Au moins, tandis que je rédige ces lignes à l’abri de notre pavillon, je peux ignorer ces monstres grouillants.

Je réfléchis à nos options. Avant de nous coucher, nous déciderons tous les trois de la trajectoire exacte que nous prendrons demain. J’aimerais rencontrer au moins quelques indigènes ; après tout, eux-aussi descendent des Innonéens. Je suis certaine qu’il y aurait fort à en apprendre. 

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Jour 43

Quelle nuit atroce ! J’ai eu l’impression de me réveiller vingt fois après avoir longuement lutté pour m’endormir. Ces fichus insectes ne connaissent pas le repos : quand l’un finit par se taire, un autre encore plus désagréable prend le relai ! Ces espèces-là n’ont rien à voir avec les doux grillons qui bercent nos nuits pastorales ; ce sont de féroces hurleurs à l’acharnement frénétique, résolus à couvrir le tapage du voisin. Sans compter le craquement des branches alentour qui ne rassurent en rien sur les potentiels rôdeurs nocturnes. J’ai beau savoir que Rahím a fait le nécessaire en installant un périmètre de sécurité autour de notre tente, l’imagination pervertie par la fatigue ne susurre rien de bon quand on cherche le sommeil.

Tente installée dans la jungle
Nous avons installé notre campement près de trois arbres immenses.

Le lever n’a pas été facile. Mille fois, j’ai maudit cette ménagerie mugissante ! Mes deux compagnons supportent mieux que moi ces nuits sauvages.

Aujourd’hui, nous avons convenu de suivre la lisière de la jungle jusqu’à une rivière qui devrait se situer plus au sud, selon notre plan. Là, nous bifurquerons puis remonterons son cours ; je pense que si une population indigène s’est installée dans le coin, elle sera probablement proche de cette source d’eau claire. Ce détour ne devrait pas nous prendre plus de deux ou trois jours, c’est un luxe que nous pouvons encore nous offrir.

Des empreintes énigmatiques autour du campement ont suscité l’inquiétude de Wadi, nous n’avons donc pas tardé à plier bagage.

Je ne saurais dire si les oiseaux braillent plus fort le matin ou si les insectes se font plus discrets, mais nous avons pu apprécier – parfois subir – une plus grande diversité de chants sous la canopée. Les turluttes badines se mêlent aux gloussements gutturaux, interrompus par d’insolents graillements, de tempétueux glapissements ou des pirouittes trompétées rageusement. Parfois, un puputement plus pondéré ponctue une sérénade joliment truissotée, malmenée par les basses de profonds hululements ou le jacassement tonitruant d’une colère théâtrale. On se surprend à sursauter quand un cacardement affolé fait taire le roucoulement mélodieux ou le trille fluet, et il n’est pas rare qu’un cancan claquète sur nos têtes ou qu’un piaillement rauque nous suive dans l’ombre du feuillage.

Si j’avais été paranoïaque, j’aurais facilement pu croire que ces créatures qui ne se montrent pas alertent leur royaume de notre arrivée et débattent du sort qu’il convient de nous réserver. Maintes fois, j’ai décelé une forme glisser derrière les feuilles, perçu des ailes s’agiter derrière un entrelacs de lianes, entrevu des yeux sans pupille aux reflets phosphorescents comme de minuscules étoiles colorées dans un fouillis de branches obscures.

Nous nous étions à peine enfoncés dans cette jungle que l’orée ne fut plus visible. Heureusement, le soleil perce encore à travers le plafond absinthe : il darde ses rayons, dansant au rythme du frémissement des colosses boiseux. L’air tiède, moins lourd qu’hier, chargé de senteurs, pèse moins sur les poumons.

Au sol, les herbes folles ont disparu. On trouve des tapis de fleurs violettes qui s’inclinent en clochettes, ou des grappes de corolles safran aux feuilles pédonculées. Des canevas marcottés, des rhizomes boursouflés succèdent aux vrilles tâtonnantes et aux souches pourrissantes. Il faut souvent enjamber de larges troncs déracinés par quelque force inconnue, ou éviter des terriers dont je ne veux pas connaître les occupants. Pour mon malheur, nos pas font fréquemment détaler de longs insectes rampants, ou provoquent la fuite de spectres fulgurants sous des feuilles nacarat panachées de tilleul. Et je n’évoque même pas les serpents colorés qui déguerpissent hâtivement sur leurs pattes agiles !

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Nous en sommes à notre troisième halte afin de nous désaltérer, j’en profite pour coucher ces impressions sur papier. Cette sensation d’être observés est très désagréable. Rahím affirme qu’il entend quelque chose près de nous, qui ne nous quitte pas. Un craquettement, une sorte de cliquetis. Pas un insecte, non, quelque chose de différent. Souvent, il tend l’oreille en s’immobilisant, tournant de droite et de gauche son visage soupçonneux, faisant signe de nous taire. Honnêtement, j’ai eu beau écouter de toutes mes forces, il est impossible de distinguer un son si faible au milieu d’un tel raffut. Je pense surtout que nous avons tous les trois besoin de repos.

Fait étrange : mis à part ces serpents, nous n’avons encore rencontré aucun animal plus gros qu’un rongeur – bien que Wadi ait repéré des empreintes de quadrupèdes d’une bonne taille. Notre progression peu discrète en est sûrement la cause.

Jungle inextricable
Heureusement, le soleil perce encore à travers le plafond absinthe.

Au fil des heures, les volatiles ont modéré leur enthousiasme et les inévitables insectes ont repris la vedette. On ne s’imagine pas, mais ce fourmillement sonore est épuisant pour les nerfs. D’autant que, depuis le début de notre expédition, nous nous sommes raconté tout ce qui était humainement possible et que nos conversations n’ont plus la même vigueur.

Nous avons atteint la rivière en fin de journée, conformément à nos prévisions. Elle ouvre la forêt d’un chenal plus large que ce que j’imaginais, écartant arbres et fougères, et offre une lande herbeuse qui fait office de zone tampon – mais on devine en amont que le cours d’eau rétrécit puis disparaît sous une voûte vorace et vigoureuse.

C’est dans cette prairie verdoyante que nous nous sommes installés pour la nuit. Je n’ai pas le courage de vous décrire davantage nos pérégrinations du jour tant la fatigue me tourmente – ma paupière droite est saisie de spasmes intermittents depuis cet après-midi. De toute façon, nous n’avons rien rencontré de notable.

Rahím ne cache pas son inquiétude : il soutient que nous sommes suivis, mais Wadi et moi en doutons fortement. Nous traversons l’habitat de nombreuses créatures, il est aisé d’imaginer mille choses dans les replis ténébreux des lacis broussailleux. Non, je ne rêve que d’une chose : une bonne nuit de sommeil ! Par bonheur, ici, les grenouilles et petits sauriens éloignent le tapage des insectes ; la musique de ces animaux-là, au moins, est propice au repos. Nous aviserons demain quant à la suite du voyage.

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Jour 44

Quel bonheur de faire une nuit complète ! Je me suis levée de meilleure humeur que la veille, le repos fut réparateur. Je ne crois pas qu’il en aille de même pour Rahím : il reste agité depuis hier. Au sortir de la tente, je lui ai trouvé un drôle d’air, le regard planté dans les ténèbres de l’autre côté de la rive en contre-jour. Je l’ai surpris à parler seul. Cet insaisissable cliquetis l’obsède, il en devient irritable.

Le soleil se levait à peine. Ses premiers rais se firent traits : perçant la nuit alanguie, criblant les ombres suintantes. De ces plaies lumineuses, un bordeaux à la beauté sépulcrale ruisselait dans la brume algide. Quelle fantasmagorie que de la voir dérouler ses volutes onduleuses, frôler les bouquets de roseaux, voiler la rivière de cette ouate sanguinolente sous l’aube embrasée !

Pendant quelques minutes, ce manteau cramoisi fit de ce lieu un lac éthéré, cerné par ces maudits insectes qu’il tenait en respect, étouffant croassements et ronflements aquatiques. Il faut savourer ces moments furtifs ; ces couleurs irréelles ont tôt fait de se diluer dans un lait vaporeux, qui s’effiloche dans les trèfles gras et s’attarde sur les berges en rubans évanescents.

Il est temps de lever le camp.

Statue antique dans la jungle
Une tête anguleuse, longue, aux traits durs, érodés, taillés dans une roche noire et constellée de lichens.

Nous avons repris notre marche vers l’amont de la rivière, à l’est. Son lit se resserre à mesure que la clairière rétrécit en entonnoir ; de chaque côté, les berges s’ornent de parures hydrophytes aux joncs soyeux, de calices duveteux aux épines formidables, ou de bosquets souples et clairsemés qui s’allongent en litière dodue et mousseuse sur l’humus spongieux.

Nous avons dû frayer un chemin à travers les lianes aériennes et les rameaux efflorescents – en évitant les araignées et leurs prédateurs, les scarabées géants. Quand je suis tombée face à l’une de ces abominations aussi grosse que mon poing, je ne savais plus si je devais me réjouir qu’elle se délectât d’une carcasse de trois fois sa taille ou chanceler à la seule idée de savoir sa chitine moirée si proche de mon visage ! L’épouvante m’a littéralement laissée sans voix.

Pourtant, je sais qu’ils ne présentent aucun danger pour nous, contrairement aux mégaranéides dont ils raffolent, mais je ne puis m’empêcher de frémir de nouveau en rédigeant ces lignes.

Après plusieurs heures de cette randonnée entravée et précautionneuse, nous avons fini par atteindre une nouvelle clairière. Il s’agit davantage d’une immense trouée, à vrai dire : la jungle lui fait un écrin étouffant. On s’y trouve comme au milieu de nulle part, une île en pleine mer.

On respire enfin, libéré de ces doigts noueux, de ces racines qui vous attrapent le pied, de ces feuilles charnues qui vous fouettent le visage, de ces épines rétives et autres ronces urticantes !

Le ciel y épand son azur radieux sur une herbe courte, jonchée de fleurettes roses, parme, blanches ou jaunes. Partout, l’étendue inégale est cahotée de monticules et tumulus dans une houle immobile. Sur l’une d’elle, la surprise : une haute statue penchée en arrière ! Bien sûr, je me suis précipitée pour l’examiner ! Un vestige de ce qui fut une sculpture titanesque en des temps reculés, à n’en pas douter. Une tête anguleuse, longue, aux traits durs, érodés, taillés dans une roche noire et constellée de lichens. Comme à demi ensevelie. Rien que cette tête faisait deux fois ma taille, imaginez mon excitation ! Le reste du corps gisait-il sous terre ? Ou s’agissait-il seulement d’un buste ? On devinait encore les yeux enfoncés sous d’austères sourcils. Un style épuré, les joues creuses, un nez qu’on suppose autrefois raide et droit… Un air plutôt menaçant, mais la morsure du temps et les outrages des intempéries peuvent en avoir corrompu l’aspect. Je l’estime pré-innonéenne, ce qui serait une découverte exceptionnelle si cela s’avérait ! Je n’ai hélas pas eu le temps d’en faire une esquisse, vous comprendrez plus tard pourquoi.

J’en étais à cette étude extasiée quand Wadi appela. Je me retournai : il me fit signe de le rejoindre. Accroupi dans l’herbe, il me montra les traces qu’il craignait de trouver depuis notre arrivée dans cette jungle.

À l’évidence, nous avions découvert un point d’eau apprécié des créatures locales. Tout absorbée par ma découverte, et malgré le rugissement de l’eau qui couvrait presque la clameur sylvestre, je n’avais pas pris la peine d’observer les environs avant de me précipiter.

Au fond de cette plaine accidentée, une cascade cyclopéenne dévalait un haut mur minéral et végétal puis se jetait dans un lac aux remous serpentins. Que dis-je, « une cascade » ; une avalanche de cataractes ! Elles déferlent sur plusieurs niveaux en rideaux diamantins et furieux, envoient des arcs-en-ciel dans une brume perpétuelle, nourrissent des mousses hardies qui s’accrochent aux pitons torturés, abreuvent de rares arbres en équilibre sur des saillies redoutables.

De leurs bras ondoyants et incoercibles, elles repoussent l’envahisseur chlorophyllien, remplissent des bassins effervescents, miroitent en vasques suspendues, débordent en gerbes spumeuses, dansent sur les rebords satinés de plateaux argentés, filent entre les doigts figés de la roche incapable de contenir ces flots folâtres.

Quel spectacle !

Comment résister à l’édifiant vertige de cet élément à la fois si doux et inoffensif dans le ventre d’une outre, et pourtant capable de façonner, de creuser avec tant de force les minéraux les plus inébranlables ?

Le lac en contrebas, aux allures de lagune, se gonfle de ces eaux tumultueuses ; il donne naissance à cette rivière que nous suivions depuis la veille, qui tranche en deux cette large clairière de ses rapides bouillonnants. Un antique pont de pierre – en piètre état – les enjambait non loin de notre position.

Mais alors que je m’extasiais sur ce tableau bordé par la jungle revêche, Wadi, plus prosaïque et soucieux de la fraîcheur de ces empreintes, inspectait les environs d’un œil affûté. Il désigna un endroit éloigné, sur notre rivage du lac. Ainsi, sachant précisément où regarder, je les vis.

Ils ne sont pas aisés à repérer, les couleurs et motifs de leur pelage leur font un camouflage idéal dans cet environnement.

Des mégasaures.

Wadi tendit son doigt humide sous la brise, le corps tendu tel un chat prêt à bondir, ses prunelles fixées sur le troupeau occupé à s’abreuver. Il me regarda et me fit « non » de la tête, je ne compris pas de suite. Puis, il chercha Rahím du regard, resté derrière nous : il nous tournait le dos, à l’affût devant la forêt dont nous nous étions extirpés – probablement absorbé par ce cliquetis qui l’obnubilait désormais. Wadi émit un sifflement falot ; Rahím ne parut pas entendre. Wadi recommença, plus fort, cette fois. Rahím se tourna enfin vers nous. Nous lui fîmes signe, il nous rejoignit. Je lui montrai les prédateurs et nous commençâmes à avancer vers le pont de pierre, aussi silencieusement que possible.

Mais l’un d’eux leva subitement sa grosse tête hérissée d’une crête brune. Je le vis humer l’air. Je compris alors que Wadi avait cherché la direction du vent avec son doigt ; l’animal flairait notre odeur.

Il poussa un cri. Court, modulé – mais strident et râpeux. Aussitôt, ses semblables se redressèrent de tout leur long.

Sept têtes pivotèrent dans notre direction.

Dinosaure monstrueux avec une crête rouge
Derrière nous émergeait de la lisière noire un corps cauchemardesque.

Un nouveau jappement, comme un crissement rauque, dissonant, qui heurte l’audition. Les corps musculeux et trapus se mirent en mouvement, le cou dans l’alignement de leur voile dorsal court mais saillant – à la manière d’un fauve fixé sur sa proie. Leurs bras grêles et crochus ramassés d’une affreuse manière contre leur poitrine puissante.

Sur l’ordre de Wadi qui sortit son arbalète à barillet, je fonçai vers le pont. Rahím se saisit d’une grenade sonique. Je vis la meute de reptiles au long museau accélérer puis se séparer ; visiblement, leur stratégie de chasse consistait à nous encercler. Ils jetaient leurs petits cris effrayants et sporadiques à l’intonation sinistre. Quand ils furent à portée, Rahím lança sa grenade puis fit retraite.

L’explosion fut formidable ! Le tonnerre aigu et aveuglant terrassa provisoirement trois des prédateurs (il paraît que cette déflagration s’étend dans des gammes inaccessibles à l’oreille humaine) : subitement freinés, presque paralysés, leur gueule bouffie de crocs hideux levée vers le ciel, ils semblaient se débattre dans un filet invisible en hurlant !

Quels braiements, quels cris déchirants ! Il faut les entendre pour mesurer la terreur qu’ils inspirent ! Ils vous glacent le sang, vous blessent l’oreille. On y perçoit la souffrance, la colère, l’impuissance, la fureur – je dirais même la haine fulminante qui incendie leurs yeux jaunes.

Moi, j’étais arrivée sur le pont. Rahím approchait en courant.

Wadi, plus lent, marchait à reculons, décochant trait sur trait – trois des mégasaures avaient ralenti, hésitant entre leurs proies et la contemplation de leurs semblables saisis par cette épilepsie.

Soudain, je vis le septième surgir tel un bolide de derrière un tumulus. Plus chétif – plus jeune ? –, il nous avait complètement contournés ! Je m’époumonai pour prévenir Rahím du danger… Mais ces monstres fondent sur leur gibier à la vitesse de l’éclair. Wadi put se retourner à temps pour décocher un coup fatal au mégasaure, mais pas assez rapidement pour l’empêcher d’atteindre sa cible.

Rahím s’effondra dans l’herbe tachée d’écarlate.

Nous nous précipitâmes à son secours. Sa main gauche, sanguinolente, était en piteux état mais il ne semblait pas blessé plus gravement – si l’on omet l’état de choc qui l’ébranlait. Nous le relevâmes puis nous nous élançâmes vers le pont. Nos six poursuivants avaient repris leur traque, galvanisés par la douleur de leurs blessures et la rage qui les consumait (et certainement aussi par la mort de leur congénère). Wadi changea de barillet une troisième fois mais, à cette distance, ses traits se fichaient dans leur peau épaisse sans la pénétrer suffisamment pour les arrêter. Ils gagnaient sur nous. Comment distancer ces sprinteurs hors pair ? Comment les empêcher de nous poursuivre par-delà ce pont ?

À peine l’avions-nous traversé qu’ils s’immobilisèrent, tête inclinée sur le côté.

Ils hésitèrent, avançant d’un pas, reculant de deux. Leurs cris se firent plus timides et pathétiques.

Avaient-ils peur de l’eau ? Du pont ? De telles idioties vous viennent à l’idée en des moments pareils !

Non.

Notre soulagement fit long feu.

Derrière nous émergeait de la lisière noire un corps cauchemardesque.

Terrible à contempler, il écartait la flore qui ployait devant lui comme un serf devant son empereur. Une montagne de muscles saillants, tout en griffes noires et dents de sabre. Je ne me souviens précisément que de sa crête rouge qui lui faisait une répugnante couronne de pointes. Et de son hurlement à vous faire défaillir. Ah ! Ce hurlement !

Étaient-ce la déflagration de la grenade, les cris de ses congénères qui l’avaient alarmé ? Qu’importe, nous nous trouvions piégés dans un étau mortel.

Pendant quelques instants – qui me parurent une éternité – nul ne se décida à avancer ; ni lui, ni nous, ni eux.

Ce fut le mastodonte qui chargea.

Il faut voir cette masse s’élancer tel un bélier, gueule béante, queue battante avec ses pointes acérées capables d’empaler un taureau ! Il faut ressentir la plainte sourde du sol battu par ses pattes éléphantesques, dont les griffes arrachent des mottes de terre dans sa course ! Il faut entendre la modulation grave de son braillement qui roule comme l’orage sur un ciel tempétueux ! Comment comprendre, autrement, que nous restâmes plantés là, incapables de ciller, pétrifiés d’épouvante devant la mort qui se jetait sur nous ?

Si j’avais pu réfléchir, j’aurais certainement cru que je vivais alors ma dernière heure.

Mais une chose incroyable se produisit.

Le colosse trébucha. Stoppé net dans son élan, son cou se tordit, il secoua sa tête difforme. Son mugissement guttural se fit plainte. Il chuta lourdement, en proie à un ennemi invisible. Il se releva, mordit l’air, agitait ses griffes, chancela sur ses pattes ! Il se retourna, balaya son entour de sa queue redoutable, tomba à la renverse avant de se redresser à nouveau !

Quel insaisissable adversaire le défiait au corps-à-corps, je n’aurais su le dire. Toujours est-il que ce répit inespéré nous fit revenir à nos sens. Cherchant des yeux une échappatoire, je vis des formes s’agiter à dans la distance, à l’orée de la jungle. Des indigènes ! Nous nous hâtâmes à leur encontre.

Le grand mégasaure, qui se calmait progressivement et regagnait sa stature de titan, s’éloigna lentement, à reculons, à contrecœur, à grand renfort de rugissements écumants. Il tremblait de fureur.

À cet instant, je l’ignorais encore, mais ces hommes venaient de nous sauver la vie.

(…)

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